Il y a 25 ans: terminus pour l’odyssée du train sous la Manche

(article paru le 5 mai 1994) Ce vendredi, la reine Elisabeth II d’Angleterre et le président français François Mitterrand, flanqués, parmi bien d’autres « stars », de Jean-Luc Dehaene, inaugurent le tunnel ferroviaire creusé sous la Manche entre Coquelles et Folkestone, deux patelins bucoliques des régions de Calais et de Douvres. Mais les passagers devront encore attendre avant de gagner l’autre rive, au sec, sous la mer. [scald=26502801:sdl_editor_representation] En janvier dernier, une publicité clamait dans un bel élan d’optimisme : « C’est le 8 mai. » Pas de chance ! Les flonflons de l’inauguration officielle ne coïncideront pas avec l’ouverture du tunnel au public. Malgré tous les espoirs des responsables d’Eurotunnel, la société de transport qui assurera au moins jusqu’en 2052 l’exploitation commerciale du lien sous la mer entre la France et la Grande-Bretagne… En service régulier, les wagons chargés de poids-lourds s’élanceront les premiers sous la Manche, en juin, suivis au cours de l’été par les premiers trains de passagers TGV « Eurostar » exploités par les compagnies nationales de chemin de fer. Les automobilistes devront attendre octobre pour embarquer à bord des navettes ferroviaires d’Eurotunnel, baptisées en méchant franglais « le Shuttle ». Caravanes et autocars ne franchiront le tunnel qu’en mars 1995. Ce programme sera respecté si, comme l’espère Eurotunnel, les certificats d’exploitation attendus après les derniers tests sont décernés à temps. Cette – ultime ? – péripétie marquant l’histoire fort secouée du tunnel sous la Manche ne doit toutefois pas masquer l’essentiel : cette fois-ci, c’est la bonne ! Il aura fallu attendre la fin de ce siècle pour que le rêve devienne réalité. Pour relier la France à l’Angleterre par un lien fixe. Et cela, malgré le démarrage des travaux à deux reprises, dans les années 1880 et en 1975. Deux essais avortés. La première fois pour des raisons militaires : l’amirauté britannique fait capoter le projet, estimant qu’un tunnel faciliterait l’invasion de la Grande-Bretagne. La seconde en pleine débâcle économique : les prix pétroliers flambent et l’opinion britannique marque son hostilité au tunnel. [scald=26502623:sdl_editor_representation] Le tunnel a failli couler Alors, pourquoi l’aboutissement du projet à l’aube du nouveau millénaire ? Parce que des technologies révolutionnaires permettent d’enfin mener à terme ces travaux de génie civil pour le moins exceptionnels ? Non. Au contraire, le projet d’Eurotunnel a eu la sagesse de reprendre à son compte des techniques éprouvées depuis un siècle par les précurseurs et mises en œuvre lors du percement des tunnels alpins. Le forage apparaissait déjà la technique la plus sûre. Les machines existaient depuis la fin du XIXe siècle. Comme alors, le rail a été retenu par Eurotunnel, avec des trains directs et des navettes ferroviaires pour les véhicules routiers. Les projets concurrents – pont, tunnel préfabriqué et immergé, liaison routière –, auraient par contre nécessité des innovations technologiques majeures. [scald=26502802:sdl_editor_representation] Le projet d’Eurotunnel a abouti grâce à l’impulsion des pouvoirs politiques et de l’ouverture du marché unique européen. Poussé dans le dos par de grandes entreprises de travaux publics aux carnets de commandes dégarnis, l’entreprise a été menée à terme parce que des banques du monde entier – le premier prêteur (23 % des crédits) est… le Japon – ont réussi à mobiliser d’énormes capitaux pour financer les travaux. Lesquels auront finalement coûté plus de 600 milliards de francs belges ! Et puis, il y a eu l’impact psychologique des 193 victimes du naufrage du « Herald of Free Enterprise », à Zeebrugge, le 6 mars 1987… Sans compter l’abnégation des milliers d’ouvriers qui ont creusé ce tunnel – neuf en sont morts. Et l’obstination des promoteurs du projet, malgré les difficultés, les retards et autres revers. En mai 1986, les travaux préliminaires débutent, avant même d’avoir obtenu les permis d’urbanisme ! En 1988, le forage démarre. Et les tunneliers, ces formidables machines qui jouent les taupes sous la Manche, sont lancés dans la craie bleue. Puis, c’est la catastrophe. Eurotunnel et les constructeurs de l’ouvrage se déchirent. La dispute est également terrible avec les fournisseurs. Les coûts flambent. On frôle le dépôt de bilan. À plusieurs reprises, l’arrêt est envisagé. Finalement, les tunnels sont percés en moins de trois ans. Un record pour des travaux d’une telle ampleur. Le tunnel a failli couler. Aujourd’hui, il est inauguré. Demain, il ouvre ses portes. Face à la concurrence du bateau et de l’avion, les clients se presseront-ils en quantité suffisante sous la Manche pour maintenir l’entreprise à flot ? La première manche est gagnée, reste à livrer la bataille de la rentabilité.

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