Emmanuel Ruben et l’Europe du Danube

Emmanuel Ruben se définit, dans son nouveau livre (Sur la route du Danube), comme un « géographe défroqué ». Traduisons : un géographe à la manière de Julien Gracq, c’est-à-dire quelqu’un qui porte un intérêt particulier aux paysages ou aux formes des villes mais qui ne s’en contente pas et en fait naître une œuvre littéraire. Ajoutons, et la boucle entre les deux écrivains sera solidement nouée, qu’Emmanuel Ruben dirige actuellement la Maison Julien-Gracq. Voilà qui ne ressemble pas à un hasard. [scald=26523006:sdl_editor_representation] Le voyage qu’il entreprend, de juin à septembre 2016, n’a rien d’un hasard non plus. L’Europe lui tient à cœur, le voici, avec son ami Vlad, décidé à mener à bien ce « projet délirant de réécrire l’Europe à vélo ». Mais quelle Europe ? Celle dont rêvent bon nombre de réfugiés pour qui la « Danubie » est un passage vers les terres de l’ouest ? Ou celle qui a fait mine d’effacer certaines frontières pour mieux les réinstaurer ? La question court à travers tout un livre que, malgré son épaisseur, on ferait bien de lire avant les prochaines élections. Ce qui se nomme « la crise des migrants » a pour Emmanuel Ruben une autre signification : « une crise des valeurs européennes ». Remontant le Danube au plus près de son cours, il s’inquiète de ce que devient ce vieux continent. Les exemples sont concrets et précis : « Viktor Orbán est l’idiot utile qui permet à nos tartuffes de passer pour des philanthropes. C’est lui, aujourd’hui, le concierge de l’Europe. Il fait le sale boulot dont nous avons besoin, dans notre lâcheté, pour croire encore au mythe de notre hospitalité. » Ailleurs, en Autriche (pays sur lequel les commentaires acides ne manquent pas), voici une Europe « suissifiée jusqu’à la moëlle, pimpante et proprette, opulente et stylisée ». Et les perspectives ne sont pas réjouissantes, d’ailleurs le ton, qui avait quelque chose d’allègre au début, se fait plus grave – cela ne tient pas qu’à la fatigue du voyage : « Le XXIe siècle est le pire alliage qui soit entre un archaïsme ultraconservateur et un consumérisme ultralibéral, ce qui devrait nous mener lentement mais sûrement au fascisme pur et dur. » « La fragile beauté des eaux douces » On l’avait compris, mais l’auteur prend la peine de le dire explicitement dans son épilogue : « Oui, autant l’avouer, le vrai sujet de ce livre n’est pas le Danube mais l’Europe. » Epilogue dans lequel il rend aussi hommage à deux libres-penseurs qui lui ont, tout du long, servi de phares : Elisée Reclus et Gaston Bachelard, chez lesquels il loue la manière de dire « la fragile beauté des eaux douces » ou l’attention « aux vies minuscules des éléments végétaux, minéraux, aquatiques ». Sur la route du Danube est un beau et grand livre, comme l’était, et le reste, celui du « grand » Claudio Magris, Danube – mais paru en 1986 en Italie, alors que le Mur de Berlin et le Rideau de fer étaient des réalités aussi solides que semblaient l’être la Tchécoslovaque, la Yougoslavie, l’URSS et, au contraire d’Emmanuel Ruben, on en oublie… La forme des frontières a donc changé, plus vite probablement que le cœur des hommes auxquels s’intéresse l’écrivain cycliste : son récit, découpé en journées bien qu’elles aient été reconstituées après coup, car il n’avait pas la force d’écrire au soir des étapes, est farci de rencontres qui l’enrichissent. Et de chiens errants qui sont la terreur du voyageur sur deux roues – ce n’est pas une autre histoire, c’est la même, elle appartient à une expérience aux couleurs aussi variées que celles d’un Danube où il ne manque que le bleu. Enfant, Emmanuel Ruben s’était inventé un pays imaginaire, la Zyntarie, dont il avait dessiné la carte, écrit l’histoire, les légendes, le guide touristique, etc. Il ne manquait que de s’y rendre, de transformer l’archipel de papier en routes concrètes. Il y est presque : « Il y a sous l’Europe apparente tout une Europe insoupçonnée que nous ne voyons pas, que nous ne voyons plus ». Même défroqué, le géographe n’a pas oublié ses fondamentaux grâce auxquels Sur la route du Danube est un livre total : « La géographie est la forme la plus durable de l’histoire ». C’est dit, on ne l’oubliera pas.

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