Griffo, le Modeste de la BD belge

Auteur de S.O.S. Bonheur, Giacomo C., Monsieur Noir ou Empire USA, l’Anversois Werner Goelen vend ses premiers dessins à l’âge de quinze ans. Le jeune artiste fait du porte-à-porte pour proposer des croquis coquins. À sa sortie de l’Académie des Beaux-Arts, il déguise ses activités artistiques en choisissant un pseudonyme dans un roman mexicain dont il oubliera le titre. Werner entre ainsi dans la peau de Griffo. « Je n’avais aucune idée de ce que ça voulait dire, nous dit-il aujourd’hui. C’était juste un masque pour me cacher derrière ! ». Au café De Muze, il fréquente Ferré Grignard, le chanteur de My crucified Jesus , un hymne de la contre-culture qui inspirera Cheveux longs et idées courtes à Johnny Hallyday. Griffo illustre le magazine Spruit dans un style beatnik proche de Robert Crumb. JC De La Royère, le commissaire de l’exposition Signé Griffo, a punaisé quelques-uns de ces péchés de jeunesse aux murs du Centre belge de la bande dessinée. Mais l’artiste fait rapidement le tour des milieux hippies et caresse l’envie de faire carrière. En 1975, il tente de décoincer la série familiale de Modeste et Pompon, créée par Franquin dans l’hebdomadaire Tintin. Des planches de gags du nouveau copain pacifiste de Modeste, Anatole, illustrent à la mezzanine du CBBD, le fossé entre le style atome de Franquin et le trait gai luron de Griffo. « Modeste et Pompon ne correspondaient pas du tout à mon style graphique !, avoue l’auteur tout sourire. Mais Franquin m’avait laissé une liberté totale, me disant qu’il ne fallait surtout pas le copier. Et puis j’ai proposé un gag où Modeste et Pompon partageaient le même lit. Il n’a pas été publié. L’éditeur scandalisé du journal Tintin a décidé d’en rester là ! Je venais de me marier. Il fallait gagner ma croûte. J’étais un chef à l’aérographe. Je me suis reconverti dans la publicité, où j’ai imaginé des mascottes d’entreprises. J’en ai revu une bien plus tard, à l’autre bout du monde, sur la façade d’une usine de peinture Sikkens, en remontant le fleuve Amazone entre Manaus et Belem ! » Après ce détour alimentaire, Griffo revient à la bande dessinée avec L’Ordre du dragon noir : « Le scénariste Danny de Laet m’a proposé une histoire à paraître dans Le journal illustré le plus grand du monde. Ce mensuel éphémère créé en 1982 par Michel Deligne disparaîtra après cinq numéros. On peut en voir un exemplaire dans l’expo. L’Ordre du Dragon noir était dans la veine de Blake et Mortimer et Adèle Blanc-Sec. » Après cet échec commercial, Griffo rencontre enfin le succès populaire à travers le triomphe inattendu de sa première série, S.O.S. Bonheur. « Les éditions Dupuis avaient leur siège bruxellois juste en face des éditions Michel Deligne qui venaient de tomber en faillite. J’ai traversé la rue pour aller trouver le patron, José Dutilleu, et je suis tombé sur Jean Van Hamme, qui l’attendait dans un couloir. On a fait connaissance. Il cherchait un dessinateur pour adapter en bande dessinée un scénario que la télé lui avait refusé, S.O.S. Bonheur. On a sympathisé tout de suite. La série a été prépubliée dans le journal Spirou. » Des planches originales de ce « vrai coup de chance » présentées dans l’exposition révèlent la force brute des noirs et blancs de Griffo. Vient ensuite la rencontre avec Jean Dufaux, un autre scénariste majeur de la bande dessinée belge contemporaine, dont l’écriture adulte va coller parfaitement au style de Griffo. « Je venais de quitter Anvers pour la campagne hollandaise. Beaucoup de scénaristes avaient apprécié S.O.S. Bonheur et me proposaient des projets. J’ai reçu deux enveloppes de Jean Dufaux, que je ne connaissais pas, avec les synopsis de Beatifica Blues et de Sade. On s’est donné rendez-vous à la Foire du livre de Bruxelles. Il m’a dit qu’il était né en 1949, qu’il était du signe des Gémeaux et un peu grisonnant… tout comme moi ! Dans la foule de la Foire, dès que je l’ai vu, j’ai su que c’était lui ! Ensuite, Henri Filippini, éditeur chez Glénat, nous a suggéré de créer un héros de série dans le style graphique de Sade. On a pris Giacomo Casanova pour modèle. Il est devenu l’aventurier séducteur vénitien Giacomo C., qui a ravi le public… » Ensemble, les deux auteurs vont signer de nombreuses séries et le chef-d’œuvre de Monsieur Noir, en 1995. Ce récit torturé à la psychologie tourmentée fait entrer Griffo dans une nouvelle dimension. « Jean a mis en scène dans cette histoire une rencontre de l’innocence et de la perversion avec, au bout, la perte de l’enfance. À la fin de l’album, il y a cette image archétypale impossible à oublier de la petite fille qui brûle son nounours. Jean et moi sommes habités par le même feu de l’aventure. Nous avons partagé Beatifica Blues, Giacomo C., Monsieur Noir, Samba Bugatti… Puis je lui ai fait du mal en allant travailler avec Patrick Cothias sur Cinjis Qan et La Pension du Dr.Eon. Tous ces travaux sont présents dans l’exposition. Mais j’avais besoin de cette libération. J’aime varier mes collaborations. » Griffo a continué de multiplier les styles. La série Petit Miracle montre la fantaisie de son trait. La Pension du Dr. Eon bascule dans le fantastique. Vlad, Sherman ou Empire USA rivalisent avec le réalisme et l’efficacité de XIII. Dans chacun de ces registres, l’artiste respire pourtant d’aise. « À l’Académie d’Anvers, j’ai eu un prof qui encourageait à multiplier les approches. Plutôt que de faire un simple portrait de nu, je préférais en faire vingt différents en tournant tout autour du modèle. C’est comme ça que j’ai appris à m’adapter aux histoires que je dois raconter. La flexibilité est ma marque de fabrique et celle de mon esprit gitan : je voyage par le dessin pour ne pas m’ennuyer. Un jour, j’ai montré la liste complète des influences que les critiques m’avaient découvertes sur un plateau de télé. Pour rire, j’ai expliqué que je piquais un peu chez tout le monde et ça m’a collé à la peau ! En réalité, je digère les influences plus que je ne les reproduis et j’essaie de rester honnête dans ce que je fais. » Signé Griffo, jusqu’au 24 novembre, tous les jours de 10 à 18h, CBBD, 20 rue des Sables, 1000 Bruxelles. Infos : www.cbbd.be

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