Dimitri Verhulst: «On identifiait les coureurs à leurs gueules de souffrance»

A quelques jours du début du Tour de France, Dimitri Verhulst est plus occupé par la promotion de son dernier livre que par la Grande Boucle qui pointe le bout du nez. Le rendez-vous cycliste de l’été le captive moins qu’avant, moins que lorsqu’il était enfant. Dans sa mémoire, les souvenirs qu’il garde des champions d’antan ont beau tenter l’échappée seule, ils charrient dans leur sillage une nostalgie tantôt douce tantôt un peu plus amère. Le Tour de France, vous aimez toujours autant le regarder ? Je dois être honnête, je le regarde de moins en moins. Durant des années, on a su avant le départ qui serait le vainqueur. C’est devenu une course sans surprise même si cette année cela s’annonce un peu différemment. Par ailleurs, les étapes sont longues, elles m’ennuient souvent, surtout celles imaginées pour se terminer en sprint massif. Les équipes sont de véritables blocs, elles roulent en s’aidant d’ordinateurs… Si on compare Tour de France et Tour d’Italie, je dirais même qu’il est devenu nul ! La chance du Tour de France, c’est de se courir durant les vacances. Si le Tour d’Italie était organisé en juillet, ce serait la course idéale. Je pense d’ailleurs que beaucoup de coureurs préfèrent le Tour d’Italie. Les étapes sont très bien. Et de façon générale, je trouve que c’est une course qui continue de charrier l’odeur d’héroïsme, tout ce style ancien qui allait si bien au vélo mais qui a disparu du Tour de France. Les organisateurs du Tour de France sélectionnent les routes qu’ils emprunteront en fonction surtout de la caravane publicitaire. C’est triste, quand on y réfléchit. Car qu’est-ce que c’est exactement cette caravane ? Quelques chiques, quelques casquettes et puis une « heure de rien » durant laquelle on attend les cyclistes… Quels sont vos premiers souvenirs du Tour de France ? Lucien Van Impe ! J’avais quatre ans l’année où il a gagné. La maman de Lucien Van Impe avait un café à Mere et moi j’habitais le village d’à côté dans la Merestraat. Ce qui veut dire qu’au bout de ma rue, il y avait un café, celui des Van Impe. Et comme mon père était alcoolique, qu’il était souvent là-bas, je me suis retrouvé quelques heures dans le café des Van Impe cet été-là. J’étais très petit mais je me souviens avoir vu à la télévision Lucien Van Impe remportant le Tour de France. Cela a donné lieu à une de ces fêtes, à une de ces guindailles. Des jours entiers ! Et puis quelques jours après, il y a eu le critérium d’Alost où beaucoup de coureurs qui avaient participé au Tour étaient présents, dont Lucien Van Impe, dont je suis donc devenu un fan absolu. Qu’est-ce qui vous plaisait chez Lucien Van Impe ? Son style lorsqu’il grimpait : il dansait en réalité. On ne voit plus cela, on ne roule plus comme cela. Je me souviens aussi de sa « gueule de souffrance ». Avec les casques, les lunettes, on ne voit plus rien de l’émotion des coureurs. D’ailleurs, je ne sais pas si j’aimerais encore le vélo si j’étais gamin aujourd’hui. A l’époque, on identifiait les coureurs à leurs « gueules de souffrance » ; aujourd’hui, on regarde juste le dossard. Après Lucien Van Impe, il y a eu les années Hinault, j’étais fou de lui. Je le supportais à fond. J’adorais son caractère de merde, un Breton quoi ! Il est par ailleurs très sympa. Je l’ai rencontré à la Flèche wallonne il y a quatre ans. On a bu quelques bières ensemble. Il sait picoler, c’est plutôt bien cela. Il y a deux sortes d’humains que je n’aime pas : ceux qui ne boivent pas et ceux qui ne savent pas boire. Lui, il sait boire (rires). Ce que j’ai remarqué, c’est qu’il aime tout ce qui est le combat. Le combat dans tout ! A l’époque, bien sûr, sur le vélo. Mais plein d’autres choses sont un combat. Être heureux est un combat par exemple. Les ânes que Bernard Hinault élève sont une espèce de tactique chez lui pour être heureux. Je sens aussi très fort en lui son dégoût des imbéciles. J’ai le même dégoût (rires). En cela, on est frères. Bernard Hinault, c’est quelqu’un aussi qui est venu sur terre avec une gueule. Alors, il l’utilise et il parle. Et cela donne parfois des choses folkloriques. Et j’aime cela. Car le folklore a disparu dans le cyclisme. Les coureurs ont un agent, ils sont très éduqués. Je n’ai rien contre cela, bien sûr, mais même Peter Sagan, lorsqu’il est devenu champion du monde, il a prononcé des mots qui n’étaient pas les siens. Ce que j’aime aussi très fort avec Hinault, c’est qu’il s’est mis à aimer très fort le Tour de France au moment où il a senti qu’il y avait derrière toute une culture, une histoire, que c’était davantage qu’une course cycliste. Le folklore du Tour de France, c’était par exemple une accordéoniste sur le toit d’une Citroën noire… Mon petit doigt me dit que vous devez aussi avoir aimé Joop Zoetemelk. Oui, beaucoup. Même si j’étais supporter de Van Impe et qu’on ne manquait jamais de rappeler qu’il suçait, comme on dit dans le cyclisme, la roue de Van Impe. Zoetemelk, c’est une vie de tristesse. Sa femme était alcoolique, ils vivaient reclus. Il s’est aussi engagé avec son beau-père dans des affaires qui n’ont guère fonctionné. Cette vie privée difficile l’a fait souffrir très fort. Je me souviens aussi de lui pour cette idée qu’il avait eu en tant que Hollandais de s’entraîner sur une patinoire l’hiver. Ou regardiez-vous les étapes du Tour de France lorsque vous étiez petit ? Au café avec mon père, parfois. Mais ce que je préférais, c’était dans le jardin avec un transistor à côté. Quelque part, le Tour de France, c’était la bande originale de l’été, des vacances. Pour moi, c’était une épreuve taillée pour la radio. Je connaissais le nom de tous les coureurs. Vous vous souvenez d’étapes du Tour en particulier ? Comme tout le monde, je me souviens de celle où Fabio Casartelli tombe… Je me souviens aussi de celle où Lucien Van Impe tombe dans l’Alpe d’Huez, pris par une voiture. Il n’y a pas d’image de cela mais je me souviens de cette étape. Et puis beaucoup plus récemment, l’étape du Ventoux où Chris Froome court à côté de son vélo et où notre grand belge Thomas De Gendt l’emporte. Les duels entre Pantani et Lance Amstrong restent également dans ma mémoire, notamment un dans le mont Ventoux. Drogués, dopés tous les deux mais on s’en foutait (rires). Ce sont les étapes de montagne que vous préférez ? J’aime beaucoup les étapes où il y a du vent, de plus en plus même. Ce sont des étapes où on voit ce que c’est que d’avoir du métier à vélo. J’adore. Ce sont des étapes qui glissent de l’imprévu, qui déjouent le scénario prévu. En vélo, vous n’aimez que les champions, ou vous pouvez aussi aimer des coureurs de seconde zone, disons ? Vous voulez dire les Ghislain Lambert (rires) ? A côté des leaders, il y a les travailleurs. Comme Jens Voigt. C’était un vrai mineur. Il abattait du boulot. Je l’adorais. Il savait parfois qu’il allait terminer loin derrière mais que son « wattage » serait le meilleur. J’aime bien aussi Thomas De Gendt. Il ne cherche pas à tout gagner mais il cherche quelques étapes, pas des petites non plus, où il peut s’imposer. Tout le monde a peur de Thomas De Gendt dans une échappée. Et ceux qui attaquent tous les jours pour montrer le maillot, les vrais combattants ? Non, eux, ce sont de petits idiots qui colorent un peu les étapes. C’est sympathique mais sans plus. C’est un peu comme moi à l’école lorsque je recevais mes notes en mathématiques : j’avais un sur vingt parce que j’avais écrit mon nom correctement… Est-ce que la vie des coureurs vous intéresse aussi, ce qu’ils vivent ou ont vécu à côté du vélo ? Parfois, je lis des biographies de coureurs. Mais ils n’ont pas tous des vies extraordinaires. A l’époque, il y avait parmi les coureurs beaucoup de jeunes gens pauvres qui tentaient à travers le vélo d’échapper à leur condition : la vie dans les champs, à la ferme… Dans l’optique de biographies, c’était plus intéressant. Mais aujourd’hui, je crois que les coureurs sont de moins en moins des personnalités.

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