A Bangkok, la guerre fait rage entre moto-taxis

Bangkok, la saison des pluies commence. J’ai l’intention de me rendre à Khao San Road, la rue touristique truffée de bars, d’Occidentaux éméchés, de ladyboys et de vendeurs de scorpions grillés ou de ballons de gaz hilarant. A supposer qu’un taxi veuille bien m’y conduire, il faudrait compter une heure en se risquant en taxi climatisé dans les monstrueux embouteillages. Le tarif : au moins 200 bahts (environ 5,80 euros). Voilà pourquoi je me connecte sur l’application Grab, toujours disponible, et, après quelques minutes, un moto-taxi fait son apparition. Le chauffeur acquiesce et me tend un casque. Nous nous mettons en route et, en prenant de la vitesse, un mélange d’odeurs émanant des ordures ménagères, du gaz d’échappement et de la cuisine de rue avec la cuisson des nouilles nous envahit. Délavée par le soleil, la chemise du chauffeur flotte sur sa peau, ses longues manches le protégeant du soleil tropical. Devant nous, se dressent les piliers bétonnés du métro aérien et de la tour futuriste MahaNakhon, appelée la « tour Pixel », qui ressemble à une image d’ordinateur pas complètement téléchargée. Aux croisements encombrés, nous nous faufilons entre les voitures, les bus et les tuk-tuks, qui laissent délibérément un passage pour les motos. A chaque fois, je me demande si nous allons arriver à passer entre les carrosseries surchauffées. Alors que nous franchissons le pont à plus de 60 km/h et que, sur la droite, deux Thaïlandaises à l’air blasé nous dépassent en scooter, le chauffeur vérifie son WhatsApp d’une main puis ouvre Google Maps pour jeter un coup d’œil sur les secteurs embouteillés – indiqués en rouge – de la ville qui sont sur notre trajet. Lignes de démarcation Dans les ruelles, le long des étals aux toits bâchés, les Thaïs et les touristes se pressent autour des poissons séchés, des poulpes grillés ou des ramboutans chevelus à la couleur rouge-verte (« ngoh » en thaïlandais), dont la pulpe blanche et sucrée rappelle le litchi. En ce moment, tout est calme à Bangkok. Mais il y a quatre jours, deux gangs de moto-taxis se sont affrontés. D’après la police, c’était la bataille rangée la plus sanglante qu’ils aient jamais vue. Les factions concurrentes ont sorti les couteaux, les gourdins, les barres de fer et les armes à feu. Deux motocyclistes se sont fait descendre. Le litige portait sur la zone et les emplacements gérés par les mafieux locaux. Les chauffeurs de moto-taxi se partagent Bangkok selon des lignes de démarcation qui n’existent dans aucun code de la route ni dans les applications destinées à commander un transport public. Mieux vaut ne pas franchir ces limites pour chercher des clients. [scald=26776597:sdl_editor_representation] La rixe a impliqué deux gangs : l’un anciennement installé, l’autre nouvellement arrivé. Les membres du nouveau groupe se recrutent parmi ceux de l’ancien, auquel ils ne voulaient plus régler la « cotisation d’adhésion » non officielle – à partir de 1.600 dollars minimum, ou 1.450 euros. Le problème réside dans le fait que le gang le plus ancien est soutenu par la mafia, qui a de l’influence tant sur les politiciens locaux que sur la police. Le gang plus récent se défendait et luttait pour sa survie, m’explique Erich Parpart, le plus ancien reporter du Bangkok Post. Dans cette ville de Bangkok comptant plus de 8,3 millions d’habitants, plus de 100.000 chauffeurs de moto-taxi sont déclarés pour 6.000 emplacements réglementaires. En moyenne, un chauffeur gagne près de 600 bahts (17,50 euros) par jour. Quand Grab – et les capitaux étrangers le finançant – est entré sur le marché thaïlandais à la fin 2017, une féroce concurrence s’est mise en place entre les chauffeurs de moto-taxi et les taxis traditionnels. Cela a entraîné une hausse de la violence. Le nouvel arrivant s’est octroyé une part du marché à l’aide de promotions – offrant des trajets parfois moitié moins cher que la concurrence. Une fois bien installé et sa clientèle acquise, il a augmenté ses prix. Venue de Malaisie Les attaques se sont alors portées sur les chauffeurs de Grab, souvent des chauffeurs non déclarés et roulant sans licence. En juin dernier, l’un d’eux a reçu un coup de couteau au visage. Sur Facebook, on peut lire des avertissements concernant les « zones rouges » de la ville, où règne la concurrence la plus brutale. Les tensions ont conduit à ce que le parti Bhumjaithai, appartenant à la coalition gouvernementale, finisse par proposer la légalisation de Grab. Les gens préfèrent l’application parce qu’elle est plus pratique – sans mafia et avec une meilleure qualité de service –, m’explique Parpart. Les manifestations de taxis et de chauffeurs de moto-taxi continuent pourtant dans la capitale thaïlandaise pour protester contre la légalisation proposée – dans la plupart des pays d’Asie du Sud-Est, l’application est déjà régularisée par la législation. Grab est né en 2012 en Malaisie. Au départ, il s’agissait d’une simple copie d’Uber, mais la société s’est ensuite rapidement installée dans la très capitaliste Singapour et a étendu son activité à la livraison à domicile (bien avant Uber Eats) et au paiement mobile sur le modèle du chinois WeChat, la « super appli », qui fait le lien notamment entre messageries instantanées, réseaux sociaux, commerces électroniques et paiements par code QR, et qui est utilisée par plus d’un milliard d’utilisateurs. Aujourd’hui, Grab permet aussi de réserver des chambres d’hôtel, ce qui est essentiel dans les pays d’Asie du Sud-Est, avec la part importante qu’occupe le secteur touristique dans leur PIB. En Thaïlande, cette part se monte à 10 % et concerne plus de 10 % des emplois. L’année dernière, Grab – après la guerre des prix – a récupéré l’activité d’Uber dans cette région du monde, en finançant cette opération grâce à l’échange d’actions (la société chinoise DiDi Chuxing avait auparavant procédé de la même manière sur son marché intérieur). Désormais, Grab est présent à Singapour, en Malaisie, aux Philippines, en Indonésie, au Vietnam, en Thaïlande, au Myanmar et au Cambodge. Et son principal actionnaire – aux côtés de Toyota, Hyundai et Microsoft, notamment – est la branche d’investissement du japonais SoftBank, qui a également investi auprès d’Uber, de DiDi Chuxing ou de la société indienne Ola. A l’issue du dernier cycle de financement, Grab pèse 14 milliards de dollars (US). Son principal concurrent est l’indonésien Go-Jek de Djakarta (son nom vient de ojek, qui signifie « moto-taxi »), soutenu par Google et le chinois Tencent. Paiements mobiles et services diversifiés Nadiem Makarim, le fondateur de Go-Jek, et Anthony Tan, le créateur de Grab, ont étudié tous deux une année à la Harvard Business School. Leurs activités sont concurrentes à Singapour, aux Philippines, en Thaïlande, au Vietnam et en Indonésie. Cette dernière reste toutefois le principal marché pour Go-Jek – avec 265 millions d’habitants, c’est-à-dire près des 2/5 de toute la population de l’Asie du Sud-Est. Au départ, Grab et Go-Jek se distinguaient d’Uber avant tout par le fait que les passagers réglaient la course en liquide, puisque 75 à 80 % des habitants de ces pays n’ont pas accès aux banques ni aux cartes bancaires. Mais tous possèdent un smartphone. Les sociétés ont donc commencé à proposer le paiement mobile. Désormais, chaque utilisateur de l’application possède son portefeuille virtuel qu’il peut recharger auprès du chauffeur et dans les magasins. Il peut aussi par ce biais payer des services et des produits en dehors de l’application, par code QR. Les deux sociétés commencent à proposer – avec leurs partenaires – des services financiers, comme des prêts pour les petites entreprises ou des assurances. Alors que nous traversons Bangkok, je songe à l’assurance et mes jambes se dérobent au moment d’arriver à destination. Je remercie mon chauffeur de m’avoir conduit à destination sain et sauf et je le règle en billets sur lesquels s’affiche le portrait du roi Rama IX, décédé deux ans plus tôt. Je joins les mains pour faire un wai, salut thaïlandais traditionnel, et je prends congé.

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