Tunisie: «Nous sommes dans le flou, mais on a encore de l’espoir»

Inutile de s’éloigner beaucoup de Tunis pour se sentir loin de l’Etat. De l’autoroute en direction du nord et de Bizerte, quelques kilomètres avant un immense centre commercial avec son nouveau complexe de cinéma multisalles, on remarque à peine la localité de Nahli, construite en contrebas aux confins du Grand Tunis. Tout petit village agricole à l’origine, où un grand bâtiment colonial abrite encore un pressoir, il s’est agrandi avec l’exode rural et quasiment plus personne n’y travaille la terre à présent. « Nous n’avons pas de système d’égout ; le dispensaire s’est effondré il y a deux ans et n’a toujours pas été réparé ; notre école est très faible. Nos enfants sont les derniers quand ils arrivent au lycée et on les oriente vers les filières professionnelles », déplore Jamila Jenhani, employée de maison dans un quartier résidentiel proche, et venue d’El-Fahs, une bourgade à une cinquantaine kilomètres de la capitale, dans les années 1980, avec son père, son mari, Mohsen Jenhani et sa belle-sœur, Souad Ayari. Le choix de Jamila Vue de Nahli, la campagne électorale paraît loin. A moins que ça ne soit l’inverse. Sur les vingt-six emplacements prévus pour l’affichage des candidats au premier tour de la présidentielle, une demi-douzaine seulement ont été remplis… et ils ont tous été arrachés. « L’équipe de campagne d’Abdelfattah Mourou [le candidat du parti islamo-conservateur Ennahda, NDLR], est la seule à être venue », relève Jamila, « mais j’ai refusé de prendre leur tract. » Son choix est fait : « En 2011, j’étais perdue, j’ai voté Afek Tounes [un parti libéral, NDLR], parce qu’on me l’a conseillé. En 2014, j’ai voté Nidaa Tounes pour en finir avec Ennahda, mais finalement ils ont fait pire. Cette fois ce sera Nabil Karoui. Comme la plupart des gens du quartier », assure-t-elle. « Il n’est pas venu ici mais j’aime beaucoup son émission, “Khalil Tounes”, il va voir des pauvres, des handicapés, des gens qui passent des journées sans manger et il les aide. Voilà quelqu’un qui a de bonnes intentions. On ne peut plus attendre que l’Etat agisse, 5 dinars (1,8 euro) pour des gens comme nous, c’est déjà quelque chose. Et s’il nous oublie une fois élu ? Et bien je ne voterai pas pour lui la prochaine fois. » « Depuis que Ben Ali est parti, l’Etat n’aide plus les pauvres, au contraire, il les casse », renchérit Souad. « Le RCD [l’ancien parti du pouvoir, NDLR] donnait des fournitures scolaires et 15 dinars et il ne demandait rien en échange. Maintenant, les hommes politiques nous demandent de voter pour eux, mais ils ne nous donnent rien. » Son arrestation pour fraude fiscale, le 23 août, « c’est une manière pour Youssef Chahed [le Premier ministre, NDLR] de l’éliminer. Ce qu’il a fait à Nabil Karoui, il le fera à tous ceux qui menacent ses intérêts », redoute encore Souad. La confusion des sentiments Son frère Mohsen Senhani, employé comme gardien dans une carrière, lui, n’est pas convaincu. « Qu’il règle d’abord ses problèmes avant de régler les nôtres. Je ne vais pas voter pour quelqu’un qui est en prison ! » Qui alors ? « Je choisirai celui qui veut vraiment servir les pauvres et qui craint Dieu. Peut-être Abir Moussi », finit-il par confier. Héritière assumée de Ben Ali, dernière secrétaire générale adjointe du RCD, elle incarne l’ordre ancien pour des gens durement frappés par la baisse du niveau de vie et la dégradation des services publics depuis 2011. « C’est vrai que les gens de la choaba [la cellule du RCD, NDLR] surveillaient tout le monde et violaient la loi comme ils voulaient, c’est vrai que le départ du RCD est la plus belle chose de la Révolution, mais si Abir Moussi nous ramène la choaba avec la même vie qu’avant, je vote pour ! ». « L’essentiel, c’est que tous les gens du pouvoir dégagent », ajoute Jamila. « En fait nous sommes dans le flou. On ne comprend pas la situation, comment savoir qui nous sortira de là ? », confesse Souad, qui pourrait se laisser tenter aussi par Mehdi Jomaa, ancien cadre de Total et Premier ministre en 2014. « Malgré tout, on attend encore quelque chose de la politique. On a encore de l’espoir ».

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