Mark Lilla: «Les réactionnaires sont aussi radicaux que les révolutionnaires»

L’historien américain des Idées Mark Lilla est un des intellectuels les plus intéressants du moment. Aux États-Unis, ses analyses sociopolitiques et historiques lui ont valu des inimitiés chez les républicains comme chez les démocrates. Dans son livre La Gauche identitaire (Stock, 2017), il jetait ainsi une lumière dure sur la pensée progressiste et sa célébration univoque de la diversité. Il publie ces jours-ci, en français, chez Desclée de Brouwer, L’esprit de réaction, dans lequel remonte, jusqu’à la source, l’autre courant qui domine l’époque. Pour nombre de progressistes, le mot « réactionnaire » est synonyme de « conservateur en pire ». Selon vous, c’est une erreur… Dans la pensée politique moderne, il y a une querelle entre les libéraux et les conservateurs, qui tourne autour de la question de la nature humaine, de la société et de la relation entre les deux. Mais dès le XIXe siècle, une pensée politique d’un deuxième type s’est développée entre révolutionnaires et réactionnaires. Et là, la querelle tournait autour de la nature de l’Histoire. Est-ce que l’Histoire est « progressiste », « régressiste » ou est-ce que l’Histoire est sujette de temps en temps à des ruptures radicales ? Révolutionnaires et réactionnaires sont d’accord pour dire qu’il y a des ruptures. Mais les premiers voient ces ruptures – la Révolution française, par exemple – comme une bonne chose et les seconds, par contre, comme l’Apocalypse, et ils se positionnent par rapport à elle. Ce qui est important, c’est que les conservateurs veulent « conserver » : ils conseillent de suivre la tradition et ne préconisent des changements qu’à petits pas. Tandis que les réactionnaires sont très pressés. Ils vivent dans un monde infusé par un « mauvais esprit »… Le réactionnaire est donc l’image inversée du révolutionnaire : comme dans un miroir. « Non seulement », écrivez-vous, « les réactionnaires sont aussi radicaux que les révolutionnaires mais ils sont également enivrés par les mythes historiques »… Quand il n’y a pas d’idées neuves de l’avenir, on revêt les idées du passé. Un bon exemple actuel est l’écologie. Il y a deux sortes d’écologie. Le premier courant est conservateur, l’autre est réactionnaire. Comme leur nom l’indique, les conservateurs veulent conserver et s’inquiètent de l’héritage, de la transmission de la planète aux générations futures. L’écologie réactionnaire est à gauche. Pour les écologistes radicaux de gauche, le problème n’est pas l’environnement, c’est l’homme. Ils considèrent qu’à un certain moment, à l’époque des Lumières, avec la naissance de la science moderne, puis de l’industrie et du libéralisme, est venue la Chute. Après quoi, nous vivons dans un monde immonde. Ce qu’ils veulent, c’est changer la nature humaine, pour qu’on soit comme nos grands-parents étaient. C’est un bon exemple pour montrer que la réaction n’est pas toujours à droite et que, dans un certain sens, elle peut même être progressiste. Le réactionnaire ne rejette pas forcément le progrès ? Non. Prenons l’exemple de Martin Heidegger et Ernst Jünger. Quand vous lisez leurs échanges (Correspondance : 1949-1975, Christian Bourgois, 2010), vous constatez que ce sont deux réactionnaires assez différents. Comme je l’explique dans mon livre, le révolutionnaire n’a qu’un choix : c’est avancer. Mais le réactionnaire a deux options : ou essayer de rétablir l’ordre ancien, ou, si c’est impossible, essayer de sauter le présent pour construire un monde inspiré par le passé, mais qui sera beaucoup plus fort, beaucoup plus moderne dans le sens technique. Au début du Parti nazi, il y avait des réactionnaires des deux types : des wagnériens qui rêvaient des forêts profondes et puis ceux qui aimaient les avions, les usines, etc. Jünger était clairement du deuxième type. Il aimait beaucoup la nature, il collectionnait les insectes, etc., mais il était également fasciné par les grandes machines et par les masses. Il les craignait mais il pensait que l’on pourrait développer une élite qui les dominerait. C’était un rêve futuriste, aristocratique et réactionnaire en même temps. Les gens ont peur de l’innovation, du changement ? C’est moins les changements eux-mêmes qui sont rejetés que leur rapidité, leur accélération. L’expérience fondamentale qui déstabilise tant de gens, c’est ce que Zygmunt Bauman appelle « la vie liquide ». Ils voudraient que le monde reste comme il est. De fait, il y a de grands changements technologiques, de grands changements économiques, de grands changements écologiques, de grands changements dans la structure de la famille, de grands changements au niveau de la sexualité et des genres… C’est beaucoup pour les gens ordinaires ! Ils sont donc attirés par les figures en politique qui promettent d’arrêter un certain changement. Mais c’est compliqué parce qu’en général, les partis de gauche critiquent la liquidité économique et veulent y mettre des limites mais ils adorent la liquidité au niveau de la culture, de la famille, de la sexualité, etc. Et à droite, surtout aux États-Unis, c’est l’inverse : ils adorent la liquidité économique mais détestent la liquidité socioculturelle. Il y a donc un espace ouvert pour des idées, des intellectuels, des partis, des leaders qui promettent d’arrêter le changement des deux côtés à la fois. C’est ça le nouveau type de réactionnaires, comme Trump, Erdogan, etc. Ils ont compris pourquoi les gens hésitent entre droite et gauche : ils veulent une cohérence dans l’idéologie qui veut ralentir le changement. Selon vous, Trump sait-il où il va ? Non, il ne le sait pas. C’est de l’ambition pure. C’est caméléon : il change avec le décor. Et il est très doué pour ça ! Il a un don extraordinaire pour anticiper la réaction des autres. C’est quelqu’un qui vit en dehors de lui-même. Mais autour de lui, il y a un monde intellectuel qui est en train de se constituer. Les « national conservatives » ont tenu un grand congrès à Washington il y a deux mois, où il y avait des Israéliens, des Brésiliens, etc. Tous ont compris que, d’un côté, il faut être pour des contrôles économiques et pour une économie plus juste, et de l’autre côté, refuser les évolutions au niveau culturel, scolaire, familial, sexuel, etc. Ce n’est qu’un « nouveau-né » et pour moi, le grand sujet dans les années qui viennent, c’est ce qui va se passer avec ces intellectuels-là, c’est savoir s’ils ont le poids pour être une fondation pour des mouvements collectifs. [scald=26975951:sdl_editor_representation]

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