Grand format - Lucas Belvaux filme des hommes brûlés par la guerre et le silence

17e jour de tournage – hôtel à Ouirgane En voyant arriver les hommes un à un, le visage creusé de fatigue, à l’hôtel, on se dit que la journée a été longue et éprouvante. Impossible à ce moment-là d’imaginer tous les défis et les coups de sang que l’équipe des Hommes a dû surmonter pour en arriver là. Mais qu’est-ce que le cinéma sinon un mélange de sueur et de passion, de rigueur et d’insouciance, de frustration et de folie. Durant les deux jours qui vont suivre, ils me raconteront combien le tournage du onzième long-métrage de Lucas Belvaux au Maroc fut physique et éprouvant. Ils me diront un cheval qui s’enlise et meurt sur la plage de Casablanca le premier jour de tournage Ils me diront un cheval qui s’enlise et meurt sur la plage de Casablanca le premier jour de tournage, les camions qui n’avancent pas, la pluie qui ravine tout, une équipe marocaine très/trop jeune, une scène supprimée par manque de temps, les deals obligés, l’art de la débrouille, la piste qu’il faut élargir pour monter le matériel, un terrain de foot à convertir en camp avancé, les 50 camions de cailloux pour empierrer jour et nuit sous le déluge le seul accès au plateau de tournage. Et le miracle du film qui se tourne quand même… Car ils me diront aussi la détermination de Lucas, sa rigueur, son sens du cadre, son souci des acteurs, sa capacité à laisser du temps pour la réflexion, son exigence pour le jeu avec le corps et les regards. Bénédicte, la scripte qui travaille avec lui depuis 18 témoins le dit : « J’adore de plus en plus travailler avec lui. Et ce qui est bien, c’est qu’il y a encore des surprises quand je vois le film fini. » Moi, je verrai à l’œuvre un homme déterminé mais bienveillant, obstiné mais à l’écoute, tenant son cap comme un capitaine de navire. Je verrai sa grande humanité aussi, s’inquiétant autant d’un figurant que d’un gradé. Avec 4 millions d’euros de budget, il faut être malin et rigoureux Alain, le premier assistant, me confiera : « C’est rare d’avoir quelqu’un qui s’intéresse autant aux humains qu’à son film. Lucas est attentif à tout et à tous, prêt à porter du matériel s’il le faut. » Tout est question d’équilibre entre les exigences artistiques et les exigences logistiques. David Frenkel, le producteur français (Synecdoche) qui faisait déjà équipe avec Lucas Belvaux sur Chez nous, avoue : « Avec 4 millions d’euros de budget, il faut être malin et rigoureux. » L’avion en provenance de Bruxelles avait atterri en fin de journée. Mohammed avait mission de me conduire à une heure de route de Marrakech, vers le sud, dans les montagnes du Haut Atlas, dans un décor de terre rouge. Le soir, Lucas Belvaux, passionné par la période de la guerre d’Algérie, m’expliqua pourquoi il aimait le roman de Laurent Mauvignier, découvert à sa sortie il y a dix ans. « Il ne faut adapter un livre que lorsqu’on a l’impression qu’il a été écrit pour soi. » Il ne faut adapter un livre que lorsqu’on a l’impression qu’il a été écrit pour soi Des hommes, qui se déroule en Algérie au début des années 60 et dans le Morvan à notre époque, est une production franco-belge (86 % français, 14 % belge), le Maroc étant impliqué dans la production exécutive. « Je suis allé à Oran pour me rendre compte. Et on a tourné à Casablanca. » C’est ça le cinéma : donner l’illusion. Lucas Belvaux a à cœur de parler d’une guerre inutile, absurde, qui va contre l’histoire. Mais impossible de tourner en Algérie. Le Maroc, terre d’accueil de bien des tournages, s’impose. « C’est un film sur toutes les guerres, sur les blessures que ça peut laisser, sur le fait que tout le monde est victime. C’est un film sur la mémoire, toutes les mémoires : mémoire officielle, mémoires intimes. C’est aussi comment on vit avec ses souvenirs. La première partie est mélancolique. Il s’en dégage une poésie, une certaine idéalisation de l’Algérie par des jeunes qui n’étaient jamais sortis de chez eux avant. La deuxième partie est plus sombre, à la Simenon. » 18e jour de tournage – village de Tourout Le cinéma est une affaire de détails. En ce 18e jour de tournage, la régie est en route depuis 6h30 pour réguler le passage des habitants et des ânes, assurer la sécurité du lieu, installer un travelling, avoir les talkies-walkies bien chargés et assez d’eau, mettre en place les générateurs LED pour pallier les lacunes d’un village qui ne connaît l’électricité que depuis 2-3 ans, convaincre un vieil homme qui vient vendre des chemises de ne pas rester dans le décor… Cela se réglera avec quelques dirhams… Pour cette dernière journée en montagne, il faut aussi gérer une trentaine de figurants (femmes, enfants, vieillards). Ils seront des corps au sol, ceux des morts et des vivants qui les pleurent. Ce sera une scène de guerre. Avec la fumée qui noircit les murs et les visages. Les regards vides. Du sang, des cris, des pleurs. Et la patrouille qui repart. [scald=27069275:sdl_editor_representation] « Je fais un cinéma classique. Je le revendique. Donc j’ai besoin de moyen comme ce travelling. On pourrait filmer caméra à l’épaule. On l’a fait hier, on a gagné deux heures mais avec ce sol, c’est instable et dangereux », précise Lucas, à la fois concentré et détendu. « Il sait le film qu’il veut, il l’a bien en tête », me disent ses complices de plateau. Sur le chemin, on a pris Redouane, un jeune médecin, que l’équipe appelle « monsieur piqûres ». Un jour, il est intervenu une dizaine de fois. Cheville foulée, insolation… Discret, Redouane veille. Plus tard, on discutera éducation, art, poésie car il est aussi poète et est à la tête d’une association réunissant des artistes de toutes les disciplines dans sa ville natale. Au milieu des citronniers, bananiers, figuiers, une assiette avec de l’huile d’olive, du miel, du beurre salé et du pain encore chaud. Le thé à la menthe fume délicatement Au milieu des citronniers, bananiers, figuiers, une assiette avec de l’huile d’olive, du miel, du beurre salé et du pain encore chaud. Le thé à la menthe fume délicatement. Le ciel est d’un bleu absolu. Difficile de croire que deux jours plus tôt, il tombait des cordes, transformant le tournage en enfer. Yoann, Félix, Ahmed, Jean-Baptiste, Lilian, Simon…, les jeunes acteurs qui incarnent la patrouille, ont posé leur lourd barda de soldat et se détendent dans ce recoin aux allures de jardin d’Eden. Utiliser des armes implique autorisation et traitement spécial : chaque matin, elles sont amenées et chaque soir, elles sont reprises par un fourgon sécurisé. Pas question d’en égarer. Namurois d’origine, 27ans, Yoann Zimmer incarne Depardieu jeune et enchante le cinéaste belge par son sens du jeu, sa justesse et sa puissance à l’image. [scald=27069556:sdl_editor_representation] Le temps change, les nuages avancent sur les montagnes. Attente. Trop de fumée, trop de soleil, trop d’ombre, trop de bruit. Lucas prend des photos, consulte son scénario storyboardé avec ses propres dessins. « C’était mon frère qui était doué. C’est la première fois que je dessine ainsi. Je me permets des choses que je n’ai jamais faites, comme la voix off. Comme le scope. J’en avais envie depuis longtemps, je pensais que ce n’était pas possible. Guillaume Deffontaines, directeur photo, m’a dit : pourquoi pas ? » Guillaume Deffontaines sait de quoi il parle, il a travaillé l’anamorphique avec Bruno Dumont. Déjà sur le combo, on remarque le format très large et le rendu très spécifique des images. 19e jour de tournage – un riad dans la médina de Marrakech Neuf heures du matin. On laisse les bruits de la médina derrière les murs pour la quiétude d’un riad à la végétation luxuriante. Extérieur jour, scène 86. Rencontre entre Bernard, le jeune soldat français incarné par Yoann Zimmer, et les parents aisés de son amoureuse Mireille. Confrontation de deux mondes. Fleur Fitoussi, qui joue Mireille, est au maquillage. Yoann Zimmer me raconte son parcours de cinéma. Lucas, le premier assistant, le directeur photo et la scripte discutent du plan de la journée en pensant lumière. Le propriétaire des lieux semble surgir d’un roman de Fitzgerald. Le mot d’ordre est de déranger le moins possible. David Frenkel raconte : « Lucas n’est pas homme à tergiverser. Quand il aime, il prend puis passe à la chose suivante. On est sorti de l’aéroport et on a visité ce riad en deuxième et immédiatement le décor s’est imposé comme le havre de paix recherché ». Les clients du riad qui passent par là se veulent discrets mais ne peuvent s’empêcher de regarder, curieux de ce qui se passe. On reste concentré entre les prises. On garde le silence. Les rayons du soleil transpercent les feuillages du patio et les oiseaux chantent. Lucas est à l’affût de tout : l’ombre de la perche sur une épaule, un col de chemise qui remonte, le bruit des verres qui pourrait couvrir une réplique… Le soleil bouge, il faut récupérer la lumière. Lucas chipe des cornes de gazelle sur le décor et chante du Jean-Patrick Capdevielle puis « Moteur… Partez ». Sur la feuille de service de ce dernier jour de tournage marocain, il a fait inscrire : « Merci à tous pour vos efforts à rendre ce tournage si beau. » Le perchiste qui s’était fait renverser par une moto n’a finalement qu’une épaule luxée. C’est rassurant. Le soir, tout le monde peut faire la fête. Claire, L’émotion est palpable, chacun se disant : « Ça s’est finalement bien passé. On y est arrivé ». 28e jour de tournage – salle des fêtes de Château-Chinon Retrouvailles en plein cœur de la Bourgogne. J’accompagne le producteur belge du film, Patrick Quinet (Artémis), soucieux de voir si tout se passe bien. La crainte de toute l’équipe au Maroc quand elle pensait Morvan, c’était Gérard Depardieu. Allait-il faire la pluie ou le beau temps sur le tournage ? On le trouve assis dans l’entrée de la salle des fêtes de Château-Chinon, rigolant avec les mômes du film. A l’extérieur, une dame insiste. C’est la troisième fois qu’elle vient. Elle a eu un autographe, une photo. Que veut-elle encore ? Lucas Belvaux écarte gentiment les enfants ainsi que la dame. Lucas et Depardieu, c’est quand même la carpe et le lapin… Mais il y a un grand respect de la part de Depardieu pour le travail de Lucas David le producteur nous avait dit : « Lucas et Depardieu, c’est quand même la carpe et le lapin… Mais il y a un grand respect de la part de Depardieu pour le travail de Lucas. » Effectivement, pour avoir vu Depardieu sur d’autres tournages, on sent ici l’acteur disponible, à l’écoute du cinéaste, prêt à recommencer une scène s’il le faut. Son œil me repère. « Vous faites un métier terrible. Surtout en ce moment. On est envahi de fake news », me dit-il. Puis comme s’il se devait d'être à la hauteur de sa réputation, il lance : « Ça me fait chier les tournages. Où est le plaisir ? Mais quel plaisir ?! Y’a plus d’plaisir. Le plaisir, il est dans les gens là autour… » Lucas tourne vite car Depardieu est comme un enfant, il ne faut pas qu’il s’ennuie. Cela ajoute un stress avec l’obligation d’être bon immédiatement. Un jour, ils l’ont perdu entre deux prises, il était parti chez le… boucher. Une septantaine de figurants attend la mise en place pour la scène « ambiance anniversaire Solange » donnant lieu à un long plan-séquence. Parmi eux, François, ancien taximan parisien reconverti dans le sapin de Noël au pays natal de sa femme. Il a été casté pour jouer le frère de Feu-de-Bois incarné par Depardieu. Pas facile de faire l’acteur, même pour une réplique. On a versé du jus de raisin dans les verres à vin. Laurent Mauvignier, l’auteur du roman adapté, vient d’arriver On a versé du jus de raisin dans les verres à vin. Laurent Mauvignier, l’auteur du roman adapté, vient d’arriver. A une époque, il aurait eu envie de s’installer à Bruxelles, pour les arts plastiques. Puis ça ne s’est pas fait. Il est heureux d’être sur le plateau et d’assister à la scène des 60 ans de Solange et de son départ à la retraite car, me confie-t-il « quand je l’écrivais, je la visualisais avec des membres de ma famille. Ce que je vois, c’est un peu la même chose mais pas tout à fait comme une réalité augmentée. » Il ajoute : « Lucas est un formidable scénariste. Je ne m’inquiète pas. En même temps, c’est sa vision. Je n’ai pas à juger ». Lors de l’anniversaire de sa sœur Solange, Feu-de-Bois, un type qui sent la mauvaise gnôle, un mec brisé par la guerre d’Algérie, une épave, entre dans la salle, ivre, gueulant sa rage à la face de l’assemblée qui pique du nez dans les assiettes. Solange, c’est Catherine Frot. [scald=27069130:sdl_editor_representation] La veille au soir, une petite mirabelle l’a mise K.O. dit-on. On la trouve enfouie dans un grand parka et essayant de se concentrer. Avec Depardieu, c’est pas gagné même s’il lui dit doucement « Bon, tu fais bien ton boulot ma chérie ? ». Elle sourit et me murmure : « Il est dans la décontraction et la déconcentration. C’est quelque chose de tourner avec lui. Il faut s’adapter. » C’est l’heure du repas, Depardieu hurle : « ventre plein avec beaucoup de gaz » et se marre. [scald=27069557:sdl_editor_representation] Eloigné de tout axe autoroutier, à près de 600 kilomètres de Bruxelles, le Morvan oblige à pénétrer ses vastes forêts. C’est dans ce paysage dévolu en grande partie à la culture du sapin de Noël que Lucas Belvaux a trouvé le décor de la partie contemporaine de son film. « Au départ, on devait tourner en hiver. Je voulais quelque chose de bien froid, humide, sombre ». Le Morvan donnait plus d’assurance d’avoir de la neige sans être un décor de montagne trop folklorique. Toute l’équipe a pris ses quartiers à Château-Chinon, ancien fief de François Mitterrand, et aux alentours. Au petit-déjeuner, ça papote tournage et Depardieu. Catherine Chevallier a fait le Conservatoire avec Catherine Frot et Jean-Pierre Darroussin. Cela faisait quarante ans qu’ils ne s’étaient plus revus. Lucas Belvaux aime les acteurs de théâtre. Catherine Chevallier est aussi la belle-fille de la douce Gisèle Casadesus, qui avait tourné La tête en friche avec Depardieu. Elle l’a dit à Gérard, il y a vu un signe. C’est bon signe.

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