Grand format – Les carillonneurs se cherchent un statut

Il y a 56 ans que je joue ici, chaque semaine, et j’ai dû attendre quarante ans pour qu’ils m’installent l’électricité », note goguenard le carillonneur d’Ath. À 76 ans, Jean-Claude Molle monte encore d’un pas alerte la tour Saint-Julien où une âme en peine a marqué à la craie la 50e marche, puis la centième ; et cela monte encore et encore sur quarante mètres, même si la tour a depuis longtemps perdu sa flèche. Il s’arrête à chaque palier pour reprendre son souffle, en profite pour nous présenter son repaire, et dans ce colimaçon du XVe siècle, c’est comme si nous remontions l’histoire à ses côtés. [scald=27104543:sdl_editor_representation] En fin de carrière, l’homme qui a lancé la plus ancienne classe de carillon de Wallonie est aujourd’hui au centre de cinq générations successives de maîtres carillonneurs, et il peut en être fier. Le futur est déjà écrit : à la rentrée de septembre, sur le clavier d’étude de l’académie de musique d’Ath, il a commencé à enseigner le carillon (dix années d’études, ce n’est pas rien) à un jeune élève de onze ans, qui n’est autre que le fils de sa première carillonneuse diplômée, Pascaline Flamme, aujourd’hui l’une des titulaires du carillon de Mons. Et s’il lui faut parler du passé, Jean-Claude Molle est lui-même le dernier élève du maître carillonneur Géo Clément, compositeur et titulaire du carillon de Tournai de 1922 à 1969, lequel était lui-même l’élève de Jef Denyn, fondateur de l’École royale de carillon Jef Denyn à Malines, l’« Ofxord du carillon », l’école de référence dans le monde entier. Une nouvelle génération de carillonneurs s’est établie Cinq générations. Un savoir-faire transmis sans faute, avec cette ténacité qui a valu à la culture du carillon belge d’être reconnue en 2014 par l’Unesco au titre de « meilleure pratique de sauvegarde de patrimoine immatériel ». Le fil a pourtant manqué de se rompre, la tradition francophone de se perdre. Après 1968 et la maîtrise de Jean-Claude Molle, plus aucun carillonneur wallon n’a été formé pendant plus de vingt ans. Un premier projet d’école liégeoise du carillon s’est perdu dans les années cinquante, l’école montoise est morte avec Géo Clément et c’est le bourgmestre d’Ath Guy Spitaels qui, en 1994, à l’initiative de Jean-Claude Molle, a sauvé la flamme en finançant à Ath une classe de carillon qui subsiste depuis un quart de siècle. Aujourd’hui, les classes de carillon se sont heureusement multipliées : il y en a à Soignies, à Liège, à Wavre, et même dans une école supérieure, l’Institut supérieur de musique et de pédagogie (Imep) de Namur. En Wallonie désormais, il existe des carillonneurs de talent et en nombre suffisant. « J’ai moi-même eu une vingtaine d’élèves et j’ai formé huit carillonneurs aujourd’hui en activité, tant des hommes que des femmes, que je retrouve à Ath, Tournai, Mons, Enghien ou Soignies ! » Le jeu souple des mains fait pleurer des trémolos aux cloches Lorsqu’on arrive à hauteur de « son » carillon, à une bonne trentaine de mètres de haut, se dévoile la ville d’Ath et, par-delà, le Hainaut, terre de beffrois et carillons. « L’engouement est venu de Flandre, au tout début du XVIe siècle : à Audenaerde, le tout premier avéré en 1510 (mais d’autres l’ont sans doute précédé), puis Courtrai, Malines. Ensuite les villes hennuyères les plus proches : Tournai, Ath Mons ! » Il me regarde. « Mais vous avez aussi trois très beaux carillons à Liège… » Those were the days – telle était l’époque –, nous interprète-t-il bientôt dans une tempête de 49 cloches maintenues à mi-distance entre la terre et ciel. Au clavier à deux étages, il frappe les bâtons avec souplesse – de l’annulaire et non du poing – interprétant la mélodie qui, au piano, se joue habituellement de la main droite. Dans le même temps, ses pieds font vivre un pédalier complexe, traduisant ainsi l’accompagnement musical que les pianistes réservent à la main gauche. Au-dessus de nos têtes, quatre rangées de cloches s’animent et leurs trémolos inondent la ville. Oui, des trémolos : voilà ce que le talent peut tirer d’une cloche de bronze, dont le poids peut atteindre 4.200 kilos… Au sol, chauffés des ultimes rayons de soleil de l’été, les quelques clients attablés en terrasse du Square Club consultent leur montre : c’est l’après-midi du samedi, ce moment où ils peuvent – depuis plus d’un demi-siècle – goûter un concert de carillon. Ces concerts sont comme autant de cadeaux tombés du ciel À plus d’un titre, ce concert est un cadeau tombé du ciel. D’abord, parce que la foudre en a longtemps décidé autrement. S’il existe ici un carillon depuis le XVe siècle, il a été détruit au début du XIXe siècle par l’incendie qui a décimé la flèche de l’église. Le carillon sur lequel joue Jean-Claude Molle date de 1953 et a été fondu par Marcel Michiels le jeune, de Tournai, une entreprise aujourd’hui disparue. En 2019, il est impossible de trouver un fondeur de cloches en Belgique. Or la préservation d’un carillon comme celui d’Ath reste aléatoire. « Quand j’ai commencé à jouer sur ce carillon en 1963, il n’avait que dix ans mais était déjà en très mauvais état. Un carillon sans carillonneur est voué à la ferraille. Il y a toute une tringlerie à entretenir. » Parce que la tour est fichée dans l’église, on en oublie qu’elle est communale, de même que le carillon qu’elle abrite. C’est heureusement la ville qui pourvoit aux réparations, même si trois des 49 cloches sont encore utilisées à des fins religieuses. Il y a une autre raison de considérer ces concerts du samedi comme un cadeau. Jean-Claude Molle n’aime guère en parler, mais il officie ici à titre gratuit. Il n’a que peu de motifs de s’en soucier mais, à bien y regarder, c’est toute une profession artistique qui est en mal de statut. « Il n’y a pas de carillonneur professionnel en Wallonie », précise-t-il. « Il en existe à Malines et à Bruges, mais en Wallonie il s’agit toujours d’une activité de complément. » Ah… Et votre métier, c’était ? « Enseignant ! J’étais régent en géographie, et le carillon était un hobby. » Un monde de bénévoles et d’artistes précaires Aujourd’hui, notamment parce que la technique s’est améliorée et ne nécessite plus de jouer du carillon à coups de poing, le métier s’est ouvert aux deux sexes. Elles et ils sont une bonne vingtaine à prester régulièrement dans les 24 carillons de concert de Wallonie et de Bruxelles (en y ajoutant les carillons automatiques, il y a 76 carillons en Wallonie et à Bruxelles). Pour ce faire, ils se regroupent souvent, assumant leur métier en équipes. Mais dans quelles conditions travaillent-ils ? C’est Philippe Schoonbrood, permanent Culture à la CGSP, qui nous avait mis la puce à l’oreille peu avant l’été : les carillonneurs sont près du ciel mais ce n’est pas le paradis. À l’époque, le carillonneur de la cathédrale Saint-Paul, à Liège, était entré en conflit ouvert avec son employeur. Le ton était monté, un contrat de travail avait été rompu. Qu’est-ce qui clochait chez les carillonneurs ? En octobre 2018, l’Association campanaire de Wallonie (ACW) a réalisé une enquête auprès de la vingtaine de titulaires de carillons. Seuls trois d’entre eux étaient alors des employés, la grande majorité des autres étant des bénévoles et des volontaires. Un autre tiers était soumis au régime des petites indemnités (RPI), un seul étant inscrit dans une agence d’intérim artistique. Bref, « une grande variété de statuts », note Serge Joris, président de l’ACW et lui-même carillonneur à Gembloux. « La majorité des carillonneurs travaillent en équipes désormais : des équipes de deux le plus souvent, de trois, parfois davantage. » Il est vrai que dans ce métier où se mêlent des artistes chichement rémunérés et des bénévoles, les prestations hebdomadaires durent pas moins d’une heure dans la plupart des cas. C’est un job. En outre, « un gros tiers des carillonneurs doivent assurer eux-mêmes de petites réparations du carillon lorsque nécessaire ». Pour ceux qui ont déjà visité en haut des tours les cloches de volées et cloches d’un carillon, il est évident que ce n’est pas toujours de tout repos. Sont-ils assurés pour les accidents corporels ? La plupart ne le savent pas ou… savent qu’ils ne le sont pas. « Globalement, les carillonneurs sont satisfaits », note Serge Joris, « mais parmi les bénévoles se trouvent nombre d’insatisfaits ». Au plus haut étage de la tour Saint-Julien, Jean-Claude Molle poursuit son récital. Bras et jambes s’activent, la passion ne l’a pas quitté. Les airs classiques, le registre du folklore, les adaptations les plus modernes, tout y passe. « On peut jouer beaucoup de choses au carillon : Tchaïkovski, les Beatles, Dvorák… Naturellement, il faut adapter les partitions. Nous jouons en général sur trois octaves avec les mains, une octave et demie avec les pieds, il faut un peu alléger l’accompagnement. » À le regarder jouer, heureux, nous nous sommes demandé qui demain, le remplacerait. Et avec quel statut ? L’adieu au ciel, retour au vacarme de la rue Après plus d’une heure à toute volée, nous avons redescendu ensemble le colimaçon de la tour Saint-Julien, revenant au sol dans la lumière d’une fin d’été. Pourtant, nous n’aurons ni le bonheur du silence ni celui des harmoniques qui traînent dans l’oreille. Ce jour-là, une bonne centaine de motos pétaradantes faisaient hurler les pavés de la ville. Nous préférions le ciel, les cloches et ces anges qui jouent du carillon. [scald=27104540:sdl_editor_representation]

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