Les racines élémentaires de Thomas Ostermeier: «Les fascistes je les connais, je me suis déjà battu contre eux»

Thomas Ostermeier a fait de « Retour à Reims » une pièce à Berlin, puis une version française à Paris qui sera donnée pour la première fois en Belgique au Théâtre de Liège le 9 octobre. Mais c’est à Milan où il répète « Ritorno a Reims » qu’il nous explique les racines de cette croisade théâtrale pour réveiller la gauche et lutter contre le retour du fascisme en Europe. Je ne serais pas devenu ce que je suis si ? Si je n’étais pas entré dans une école enseignant la mise en scène et s’il n’y avait pas eu la chute du Mur. Je suis sûr que ma carrière a beaucoup à voir avec Berlin post-chute du Mur et les dix premières années qui ont suivi. Je suis arrivé à Berlin juste avant la chute, et dès que le Mur est tombé, on a eu pour la première fois la possibilité de faire des études de théâtre dans une école d’Allemagne de l’Est. C’était envisageable avant mais impayable pour moi car je n’étais pas soutenu par mes parents. J’ai eu la chance aussi qu’ils m’aient accepté : ils ne gardaient que 5 ou 6 des 150 candidats. Je voulais absolument faire mes études dans cette École Ernst Busch car elle s’inscrivait dans la tradition de Brecht, celle du théâtre engagé qui était alors opposé aux écoles d’Allemagne de l’Ouest qui misaient sur un théâtre plus psychologique. Je connais les histoires d’étudiants cassés par des profs qui voulaient qu’ils sortent des choses personnelles en les soumettant à des jeux stupides qui relevaient d’une fausse compréhension de ce qu’est un artiste : il fallait d’abord casser la personnalité avant de la reconstruire. J’ai détesté ces discours pédagogiques pendant toute mon enfance et mon adolescence. Cette école avait la réputation d’être très sévère mais d’apprendre beaucoup de choses. Or je n’aimais pas du tout le côté post-hippie des écoles d’Allemagne de l’Ouest « Fais ce que tu veux, on verra où cela te mène ». Je voulais avoir une formation. La situation des intellectuels et grands artistes de théâtre d’Allemagne de l’Est était cependant assez désespérée. La plupart étaient très contents que le Mur soit tombé mais ils avaient perdu leur compas : il n’y avait plus cet ennemi qu’était l’Etat représentant la dictature, la censure. Mon ami, le grand acteur Ulrich Mühe (l’espion de La Vie des autres, NDLR) en fut très perturbé. On se retrouvait tous dans une situation où l’on se disait que le système démocratique capitaliste avait gagné et que le socialisme avait perdu. C’était la version officielle, mais on savait tous que ce n’était pas forcément la vérité. Parce que ce n’était pas de socialisme qu’il était question mais d’une dictature, que la RDA n’était pas le résultat d’une révolution mais d’un acte impérialiste de l’Union Soviétique. Et donc soudain, les intellectuels d’Allemagne de l’Est se disaient : « Ce qu’on a vécu pendant 40 ans ne vaut plus rien. Ce n’est pas possible. » Un dernier élément a joué un rôle capital : après la chute du Mur, il y avait à Berlin 120 maisons squattées. Il en va de Berlin comme de Milan et de Bruxelles, si d’un coup il y a de l’espace vide, des théâtres, des appartements, des ateliers, il y a des possibilités pour la jeunesse. Redonner de l’espace aux jeunes, c’est donner de la liberté. C’est un des gros problèmes aujourd’hui, il n’y a pas cet espace et cela nourrit un désespoir. Vous ne seriez pas devenu l’homme en colère, révolté, engagé que vous êtes si… ? Ah !… Si je n’avais pas eu le père que j’ai eu (il éclate de rire), conservateur, violent, alcoolique. Un père du 18e siècle. Aujourd’hui je suis sûr qu’il avait souffert mais cette compréhension a beaucoup à voir avec le livre de Didier (Eribon) et avec cette phrase où il écrit : « J’avais compris que mon père lui aussi était le résultat d’une violence sociale. » Je le sentais : derrière tout son alcoolisme, sa frustration, son insensibilité, il y avait forcément une biographie qui l’avait rendu déprimé. Mais je ne pouvais pas l’exprimer intellectuellement. Cela avait à voir avec le passé de la famille, avec les suites de la Seconde Guerre mondiale pour une génération d’Allemands impliquée dans le régime nazi ? Non, c’est encore pire : il n’a pas souffert de cette période. La honte par rapport au nazisme, ce n’était pas du tout son problème. Même s’il me disait le contraire. Je lui avais demandé un jour pourquoi il était devenu soldat. Il m’a dit que c’était pour défendre la démocratie et pour défendre ce système. Il a vraiment cru que l’Allemagne – il n’a pas eu tort – était menacée par l’Union Soviétique. Il était convaincu que la menace viendrait de la RDA et de toute l’Europe de l’Est. Son père par ailleurs fut prisonnier en Russie et a fait partie du dernier groupe de soldats allemands libérés, en 1956. Mon grand-père est revenu de Sibérie 11 ans après la fin de la guerre ! Dans notre famille on évoquait toujours « le Russe » comme un danger, un diable, un ennemi. Mais moi maintenant, je le sais, la honte que je ressens est la honte que j’éprouve à l’égard de la famille de mon grand-père qui était une famille de nazis. Aujourd’hui je sais que mon père s’inscrivait dans cette histoire mais il savait qu’on ne pouvait pas le dire. Cela m’a toujours donné le sentiment pas forcément qu’il était fasciste mais nationaliste et militariste. Pourquoi vous être rebellé contre cette « ligne » familiale, alors que vous viviez avec votre père militaire dans une ville garnison, coupé du monde extérieur, interdit de voyager à l’Est ? Je ne sais pas. Mes deux frères avaient la même conscience. On a tous les trois refusé de faire notre service militaire. Mais vivant dans cette ville de garnison, je savais qu’il y avait d’autres enfants à 100 % inscrits dans cette fascination pour le nazisme. Ce n’était pas régulier ou évident de se révolter. Qu’est-ce qui a fait le déclic ? Le sentiment qu’il y avait quelque chose chez nous qui n’allait pas. Cela a beaucoup à voir avec la colère et la violence qui hantaient la maison. Lutter contre elles était un vrai combat. Aujourd’hui, toute cette revendication fasciste, nazie, resurgit ? Je ne suis pas du tout surpris. Je savais depuis toujours que c’était là, vivace. À cause des conversations dans la famille, à l’école, avec les membres d’autres familles qu’on connaissait. Le livre de Didier Eribon donne une explication à cette résurgence mais qui ne dit pas tout. Eribon évoque l’abandon de la classe ouvrière par la gauche, qui trouve alors refuge à l’extrême droite ? Oui, mais il y a encore une autre couche qui existe, pas seulement en Allemagne je le crains, mais aussi en Flandre, en Italie, en France et dans l’Espagne post-franquiste. Nourrie par des frustrations, des humiliations ? Pas du tout. Être frustré peut amener à la gauche et à la droite. (Il se tait, réfléchit) Quand on regarde les images des émeutes de Chemnitz et qu’on regarde les hommes présents, je dirais qu’il y a 20 % de la société allemande qui est au fond d’elle-même xénophobe, homophobe, misogyne, violente, dangereuse et fasciste. Cela a aussi à voir avec quelques traces ou passages du Troisième Reich et du temps du nazisme qui se sont cachés pendant un moment et qui ressortent. Ce n’est pas du tout surprenant. Le combat que vous menez depuis 20 ans au théâtre contre ces pulsions de haine est perdu ? Non, non ! Le combat n’est jamais perdu. C’est normal qu’il revienne. Il y a cette fameuse phrase de Max Horkheimer à propos du fascisme : « Celui qui ne veut pas parler du capitalisme doit se taire à propos du fascisme. » Je pense qu’il y a un lien entre les deux. Une société qui est fondée sur la compétition, qui exclut et a besoin de la misère et de la crise, peut toujours être une société qui prépare au fascisme. Thomas Piketty disait au « Soir » : « La lutte des classes c’est bien, mais la lutte des idées c’est plus important »… Sans idées, pas de combat, sans théorie, pas de lutte de classe. Il faut d’abord avoir une théorie. Une lutte des classes sans perspectives et sans organisation ne sert à rien. Vous avez appris cela où ? Dans les livres censurés de Bakounine et Trostki que vous avez apportés à Berlin Est dès la chute du Mur ? Oui mais cela a aussi à voir avec la fin du livre de Didier lorsqu’il dit : « Si on veut encore parler d’une gauche d’aujourd’hui, il faut que cette gauche prenne sa mission en main et développe une théorie sur une classe ouvrière qu’on ne glorifie pas mais qui peut être raciste, homophobe, misogyne. Il faut essayer d’élaborer une théorie avec cette conscience et ces contradictions. » C’est ça le vrai devoir de la gauche. Je partage absolument l’avis de Piketty : dans le combat actuel, il faut d’abord avoir des théories. Sinon les hooligans peuvent s’en charger. Eribon parle aussi beaucoup de la responsabilité d’une gauche caviar, une élite éloignée du peuple. Cela ne vaut-il pas pour vous aussi : le temps n’est-il pas venu de refaire du théâtre dans des préfabriqués, comme lors de vos débuts quand vous avez créé la « Baracke » une petite salle devant le Deutsches Theater de Berlin ? Pas du tout car le plus grand danger pour nos sociétés, c’est la classe moyenne : va-t-elle aller à l’extrême droite – ce qu’elle est en train de faire – ou vers la social-démocratie ? Et cette classe moyenne est dans les théâtres, la bourgeoisie est chez nous, pas la classe ouvrière. Une grande partie des gens qui votent AfD (Parti d’extrême droite allemand, NDLR) ou en sont membres sont l’ancienne classe moyenne, pas la classe ouvrière. J’en suis persuadé au regard de l’Histoire : quand le fascisme monte, c’est quand les gens du milieu basculent qu’il est trop tard. Je l’ai vécu à la Schaubühne où nous avions initié un débat après que l’AfD a tenté de nous censurer. Des gens sont venus me trouver : « Ne devons-nous pas inviter l’extrême droite sur la scène, discuter avec eux ? » Ce n’était pas des personnes neutres qui m’interpellaient mais des gens qui essayent de placer le discours de l’extrême droite au centre de nos discussions démocratiques. Ils ont réussi à installer ce discours en faisant de la migration le cœur de nos problématiques. C’est leur stratégie, très intellectuelle et académique. L’extrême droite est d’accord avec Piketty : elle sait très bien qu’avant de changer la société dans sa direction, il faut changer la pensée des gens. Et ils sont en train de changer cette pensée, ils y arrivent. Le fait que notre discours change vers la droite, c’est cela leur grande victoire, pas leur présence dans les parlements. Vous avez peur ? Non. La peur n’est pas une conception dans ma vie. Parce qu’à la fin des années 80, j’étais squatteur, membre de l’action antifasciste. Je me suis battu en rue contre les fascistes, je connais ce combat et j’ai vécu les menaces contre mes camardes, attaqués chez eux par l’extrême droite, en 1988. Je ne les découvre pas, je sais qui ils sont depuis 30 ans. Maintenant le monstre montre son visage à nouveau : il était un peu caché, mais depuis quelques années, il réapparaît.

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