Migrants: l’ombre de la Turquie plane sur Lesbos… et la Grèce

Capitaine, j’ai localisé une barque sans lumière ! » s’exclame Spiros. Le navire LS090 des garde-côtes grecs a quitté le port de Mytilène, la capitale de l’île de Lesbos, à 23h. Il évolue depuis une heure sur cette Mer Egée qui concentre les tensions entre les deux rives, grecques à l’ouest, et turques à l’est. Alors, à bord du patrouilleur, Spiros ne quitte pas des yeux le radar infrarouge depuis que les amarres ont été larguées. Sa mission ? Repérer les navires prêts à pénétrer les eaux territoriales grecques ou encore les embarcations de migrants qui tentent la traversée. [scald=27142719:sdl_editor_representation] La « barque sans lumière » qui apparaît dans l’écran de Spyros est de celles-ci. Elle navigue en eaux turques. Le capitaine vérifie l’emplacement du rafiot, tente d’entrer en communication radio avec ses homologues turcs : pas de réponse. Il réitère son appel à plusieurs reprises. Il faut attendre plus d’une heure pour que les gardiens des frontières turques répondent. La localisation exacte de l’embarcation leur est alors communiquée. Les garde-côtes turcs finissent par dépêcher une frégate et intercepter « la barque ». « En général, ils coopèrent » « Ils étaient environ 50 migrants à bord », indique Sypros. A force de naviguer sur ce bras de mer, il sait « quasiment distinguer dans le radar le nombre exact de migrants sur ces rafiots. » Cette nuit-là, la scène se reproduira à trois reprises : trois embarcations étaient à l’eau, chargées de migrants en quête d’Europe. Systématiquement, dans un laps de temps plus ou moins long, les garde-côtes turcs sont intervenus. « En général, ils coopèrent », lâche le capitaine du LS090 depuis son poste d’observation. [scald=27142718:sdl_editor_representation] « C’est ce que veulent les Européens », lâche un gradé dans le port de Mytilène. Entre avril 2015 et mi-mars 2016, environ 1,2 million de migrants sont passés par la Grèce, majoritairement sur les îles synonymes de portes d’entrée dans l’Union européenne (UE). Après la signature, en mars 2016, d’un accord entre Bruxelles et Ankara, le nombre de migrants qui tentaient de rejoindre les îles grecques avait diminué. Contre 6 milliards d’euros, l’UE déléguait à la Turquie le contrôle des migrations et des frontières, ainsi que la rétention, sur son sol, de ceux qui fuient la guerre ou la misère. Pendant trois ans, les garde-côtes ont coopéré, les arrivées ont été considérablement réduites. Mais, même s’ils restent faibles comparés à 2015, les flux ont désormais repris. De quelques dizaines en mai 2019, le nombre de migrants débarquant sur les îles grecques est passé à quelque 10.000 en septembre. Chaque jour, des canots de fortune continuent d’arriver sur les îles. Actuellement, la Grèce abrite 70.000 migrants essentiellement originaires d’Afghanistan (40 %), de Syrie (20 %), et du Congo (10 %). 31.700 d’entre-eux vivent sur les cinq îles de Lesbos, Samos, Kos, Chios et Leros, débordées face au manque de personnel et de moyens financiers, transformées de fait en prison à ciel ouvert. Arrivé au pouvoir en juillet, le Premier ministre Kyriakos Mitsotakis (Nouvelle Démocratie, droite) a annoncé son intention de renvoyer 10.000 migrants vers la Turquie d’ici fin 2020 – pays « non sûr », pour les ONG – et espère ainsi faire pression sur son voisin. « Ouvrir les portes » De son côté, le Président turc Recep Tayep Erdogan utilise lui aussi les migrants pour faire pression, mais sur la Grèce et l’UE. En septembre, il s’est dit prêt, dans un entretien télévisé, à « ouvrir les portes » aux migrants. Sous couvert d’anonymat, un officiel turc explicite : « 3,5 millions de migrants dont l’UE ne veut pas vivent en Turquie. Nous les laisserons passer si Bruxelles ne nous aide pas sur un certain nombre de dossiers. » Alican Tayla, Professeur à l’Inalco, à Paris, estime que l’afflux de migrants est ainsi sans doute « l’illustration des messages de menace qu’Erdogan lance à l’égard de l’UE. Il leur montre qu’il est prêt à jouer cette carte si elle met des bâtons dans les roues des autorités turques sur sa politique syrienne et sur la démocratie interne. » Directeur de l’Institut des Relations internationales d’Athènes, le Professeur Konstantinos Filis ajoute : « Erdogan a instrumentalisé la question migratoire pour faire pression sur les Syriens et l’Union européenne. » [scald=27142717:sdl_editor_representation] Dans un premier temps, en vertu de l’accord de mars 2016, le gouvernement turc a obtenu 6 milliards mais de nombreux analystes et ONG s’interrogent sur l’utilisation réelle des fonds normalement alloués aux migrants. Et pourtant, Ankara réclame que l’UE lui alloue de nouveaux moyens pour l’accueil des migrants sur son sol. Or, comme le souligne le Professeur Filis, depuis que la Turquie est confrontée à une crise économique et sociale, « les Syriens n’y sont plus les bienvenus. » Pris en étau Surtout, de nombreux points de tension existent entre Athènes et Ankara. Ankara réclame l’extradition de huit officiers turcs réfugiés en Grèce après le coup d’Etat de juillet 2015 ; la justice grecque la refuse. Autre point de crispation : les forages gaziers turcs dans les eaux territoriales chypriotes que les dirigeants grecs et chypriotes jugent « illégaux ». Ankara a déjà envoyé plusieurs navires de forage dans l’est de la Méditerranée, protégés selon elle par l’armée. Elle estime que les ressources devraient être équitablement divisées entre les deux pays. Chypre rejette catégoriquement cette hypothèse, la jugeant « inacceptable ». Et dans les négociations, tous les moyens sont bons pour faire entendre sa voix, affirme, en substance, un officiel turc. [scald=27142716:sdl_editor_representation] Comme l’indique Alican Tayla, dans ce conflit latent, « la voix de la Grèce pèse peu face à la puissance qu’est la Turquie. L’UE peut faire figure d’acteur majeur, mais quelles sont les priorités de la realpolitik des acteurs européens qui ne vont pas privilégier la Grèce ? » Et le chercheur d’ajouter : « la menace de l’afflux de migrants préoccupe apparemment plus les principaux dirigeants européens que les questions européennes. » Erdogan semble l’avoir bien compris. « Plus il peut mettre de sujets sur la table des négociations, mieux c’est pour lui », analyse Konstantinos Filis. « Il veut ainsi montrer qu’il est un acteur incontournable, voire hégémonique, dans la région. » Et dans ce rapport de forces qu’il installe avec Athènes et l’UE, ce sont les migrants qui sont pris en étau. Au prix de leur vie parfois.

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