Jeannette Bougrab: «On m’a injuriée, j’ai le droit de répondre!»
L’ancienne compagne du dessinateur Charb, tué lors des attentats de Charlie Hebdo, était à Bruxelles pour présenter son dernier livre « Maudites ». Entretien.

Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle ne laisse personne indifférent. Malgré un parcours impressionnant (docteur en droit, secrétaire d’Etat chargée de la jeunesse et de la vie associative dans le gouvernement Fillon, etc.), Jeannette Bougrab s’apparentait à une illustre inconnue pour la majorité des Belges jusqu’à la date fatidique du 7 janvier.
On la découvre alors comme la compagne de Stéphane Charbonnier, alias Charb, dessinateur abattu dans la tuerie de Charlie Hebdo. Rapidement, la famille du dessinateur dément toute liaison et demande à Jeannette de ne plus s’exprimer dans les médias. Les membres de la rédaction du journal satirique la rejettent également.
L’attitude de Jeannette Bougrab intrigue, questionne, agace, voire exaspère. Ici, elle fond en larmes en évoquant le cancer de sa mère, en prime time. Là, elle raconte ses nombreux voyages dans les pays du Proche-Orient pour défendre la cause féministe, au péril de sa vie…
Un lire pour les femmes meurtries
Le livre qu’elle publie est à l’image de cette personnalité difficile à cerner. Est-elle avant tout une femme détruite par la mort de celui qu’elle aime, malmenée par une presse et une opinion impitoyable ? Est-elle au contraire ce monstre d’égocentrisme que certains dénoncent ? La construction de l’ouvrage qu’elle défend aujourd’hui, « Maudites », pose à tout le moins question. Jeannette Bougrab le consacre à ces femmes meurtries, victimes de violences qui, pourtant, se battent contre « l’archaïsme des sociétés patriarcales » et toutes les violations des droits des femmes.
Le livre compte quatre chapitres : Zohra, c’est-à-dire sa mère, Nada, une jeune Yéménite qui, à 11 ans, a affronté sa famille pour ne pas subir un mariage forcé, Malala, cette jeune Pakistanaise prix Nobel de la paix que l’on ne présente plus et… Jeannette. Dans ce dernier chapitre, Jeannette Bougrab raconte notamment sa relation avec Charb et la façon dont elle a vécu l’après Charlie…
Ce livre, c’est une thérapie ? Une revanche ? Un droit de réponse ?
C’est avant tout un livre d’hommage à ma mère, Zohra, qui est née avec la malédiction d’être une femme. Née en Algérie, elle a été interdite d’école, mariée de force à 13 ans, c’est-à-dire violée. Arrivée en France après avoir fui ce mariage, elle va reconstruire une nouvelle famille et faire en sorte que ses filles échappent à ce sortilège maléfique de naître femme. Ma mère ne sait ni lire ni écrire ; j’ai un doctorat en droit. Il n’y a rien de plus exemplaire qu’une femme capable de briser le cercle de répétition des violences. Ce sont elles les héroïnes. Ce livre est donc un livre porte-voix. Il y a un an, je l’avais signé « Femmes et islam », car je trouve que les femmes musulmanes sont plus courageuses que bon nombre de nos gouvernants. Je suis admirative de ma mère autant que d’une gamine capable de tenir tête à des talibans au Pakistan ou à sa famille qui veut la marier de force au Yémen. Ce sont toujours des femmes qui tiennent les propos les plus durs sur l’archaïsme, le patriarcat, le fondamentalisme.
Puis il y a un chapitre « Jeannette »…
Le chapitre Jeannette, c’est pour raconter qu’on a vécu à Châteauroux, que ça n’a pas toujours été facile… On trouve trop souvent des excuses sociales aux gens en disant “oui mais c’est difficile, ils vivent dans des HLM, etc.” Dans les années 80, à Châteauroux, ma famille était très pauvre, mes parents ont vécu la faim, les insultes racistes… Mais aucun de nous n’a fait un repli identitaire, ni n’a eu envie de partir pour le djihad ! Est-ce que parce que vous avez été victime, cela vous autorise à être bourreau demain ? Excusez-moi, mais grandir en France, y’a pire comme traumatisme !
Vous comparez notre époque à celle qui a précédé la Shoah, en jugeant que, de la même manière, on ne veut pas voir les signes avant-coureurs, pourtant bien présents. La France (ou l’Europe) s’aveugle ?
Y a-t-il un autre pays en Europe où on a tué des enfants parce qu’ils étaient juifs ? Quatre millions de personnes sont descendues dans la rue après Charlie Hebdo, et c’est légitime, mais combien se sont mobilisés quand on a tué trois soldats ? Puis quand on est allé dans une école et qu’on a tué des enfants parce qu’ils étaient juifs ? La semaine où Charb est mort, 2000 personnes ont été tuées au Nigeria. Ça laisse indifférent.
Lors des polémiques après la mort de Charb, vous avez déclaré qu’on ne vous avait pas laissé faire votre deuil. Ce livre, c’est une façon de le faire ?
Non… Non… Je suis arrêtée au 7 janvier. Je ne peux pas me résoudre… Je suis dans la négation la plus totale. Je refuse de me dire qu’il est mort. Ce n’est pas possible. On a dépeint Charb comme un mec qui sautait sur tout ce qui bougeait. Je voulais juste dire à quel point c’était un homme exceptionnel, exceptionnel avec May (la fille adoptive de Jeannette Bougrab NDLR), exceptionnel avec moi. Beaucoup plus complexe qu’on l’a laissé entendre.
Vous comprenez que ça puisse mettre mal à l’aise cet « étalage » ?
Je ne sais pas… On m’a dit qu’il n’y avait pas de relation, alors je suis un peu confuse ! S’il n’y a pas d’engagement relationnel, cela ne devrait pas les gêner. Mais en France, aimer pose un problème ! Quand Pelloux (Patrick Pelloux, urgentiste, membre de la rédaction de Charlie NDLR.)pleure sur les plateaux, c’est digne. Quand c’est une femme qui le fait, c’est indécent. Et je paye le prix le plus fort pour avoir aimé un communiste. J’ai été lynchée par un pays dans son entier et je quitte la France ! (Jeannette Bougrab part vivre en Finlande en tant que conseiller culturel de la représentation française. NDLR)
Vous évoquez un « lynchage ». La construction de votre livre laisse parfois croire que vous vous mettez sur le même pied que Malala…
Non, pas du tout. Moi, je suis une privilégiée, je ne suis qu’une porte-parole.
Il y a tout de même ce paragraphe où vous vous comparez à une jeune femme lapidée au Proche-Orient en disant que, symboliquement, vous avez senti chaque « jet de pierre »…
Il faut d’abord se taper 230 pages avant d’arriver à ce passage-là. Je trouve la question déplacée. Et je vais vous dire pourquoi. Moi j’étais sur un lit d’hôpital quand a eu lieu l’enterrement et personne n’a trouvé ça choquant quand Luz a dit « c’était moi son amant, on s’est bien enculés ». Mais que moi, je dise mon amour à un homme, on trouve cela déplacé ! On a dit tellement d’horreurs, j’ai aussi le droit de dire ma vérité ! On a eu le droit de m’injurier, j’ai peut-être aussi le droit de me défendre. Je me suis cantonnée au silence pendant plusieurs mois, j’ai peut-être aussi le droit de dire ce qui m’a blessée. Je remets juste les choses à leur place. En disant que moi, je suis la fille d’une mère qui a été violée, que c’était un territoire français et que personne n’a rien fait pour sauver cette petite fille. Ma colère vient de là. Aujourd’hui, je quitte mon pays. Avec de la peine. De la souffrance. Je paye le prix cher d’avoir dit que j’aimais Charb. La Finlande va être une terre d’asile et ma terre de deuil. Aujourd’hui je suis Harki (Algérien qui s’est battu avec l’armée française, considéré comme traître en Algérie. NDLR), comme mon père. Je suis une paria d’une république, d’une république qui a trahi.
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