Comment l’extrême droite s’est emparée du Joker

Donald Trump le visage barré d’un grand sourire malade. Boris Johnson le teint blafard et le cheveu vert. Jair Bolsonaro, le bout du nez rouge, les yeux cernés. Et en filigrane, le même homme. Ou plutôt le même personnage : le Joker. D’Instagram à Twitter, des rues de Londres à celles de Beyrouth en passant par les forums plus confidentiels : depuis l’annonce de la sortie du film que lui consacre Todd Phillips, la figure du Joker est partout. Et n’a pas échappé à l’extrême droite qui se la réapproprie, des États-Unis au Royaume-Uni. [scald=27251694:sdl_editor_representation] « L’extrême droite parlait beaucoup du film avant qu’il ne sorte, avançait que l’establishment détestait ce film car il évoque des jeunes hommes dépossédés. » Paul Stocker est spécialiste des mouvements d’extrême droite pour le Centre d’analyse de la droite radicale (CARR). En achetant sa place pour Joker, il avait en tête les débats qui avaient précédé la sortie du film, taxé de dangereux par une partie de la critique (le choix de dépeindre un homme mis au ban de la société en antihéros violent au moment où le suprémacisme blanc et la violence misogyne tuent massivement a été questionné). « J’ai été marqué par la précision avec lequel le film montre le processus d’une certaine radicalisation même si Arthur Fleck (le nom civil du personnage du Joker, campé avec un indéniable talent par Joaquin Phoenix, NDLR) n’est pas politique. Le personnage rappelle ces terroristes d’extrême droite : pour le Joker, la seule manière d’exprimer sa colère envers le monde est de le faire via une explosion de violence atroce. » La cible : les jeunes internautes Le fait que l’extrême droite utilise la culture populaire pour promouvoir ses idées n’est pas neuf. Et penser que ses militants et sympathisants évoluent culturellement dans une sphère qui leur est propre est faux. Paul Stocker développe : « Les sympathisants d’extrême droite prennent souvent des films populaires et manipulent le message pour promouvoir leur idéologie. Ils essayent de se connecter à la culture mainstream : avant, l’extrême droite avait ses groupes de musique, sa culture (skinhead par exemple). Mais ses membres se sont rendu graduellement compte qu’ils n’avaient pas accès à une audience importante. En prenant des grands succès, des films populaires (lire ci-dessous), ils ont remédié à ce problème. Leur manière d’infiltrer un film comme Joker est assez simple : ils se raccrochent à tous les éléments qu’ils estiment pouvoir faire cadrer avec leur propagande. » Posts de blog, interventions sur des forums, tweets en cascade : en ligne, les sympathisants d’extrême droite – majoritairement américains ou britanniques – matraquent depuis la sortie du film les mêmes éléments de langage. Des vidéos, des mèmes (éléments repris et déclinés en masse sur Internet), consommés massivement par les plus jeunes internautes. « On trouve dans leurs analyses une volonté de promouvoir la violence comme une solution légitime quand on se sent dépossédé, analyse Paul Stocker. Le Joker est un homme marginalisé, qui n’arrive pas à avoir une vie sociale, qui n’arrive pas à avoir de copine. C’est triste mais c’est souvent dans un vivier de jeunes hommes qui correspondent à cette description que va recruter l’extrême droite. De jeunes gens qui n’arrivent pas à se trouver une connexion avec la société traditionnelle. » Pour alimenter leur propagande, les militants vont s’abreuver à la source d’analyses produites par des figures de l’alt-right (« droite alternative » faisant la promotion de la suprématie blanche, fervents défenseurs de Donald Trump durant sa campagne présidentielle). Une justification à peine voilée des attentats Parmi ces figures : Paul Joseph Watson. Le Britannique, personnage de l’alt-right, est éditorialiste pour le site conspirationniste Infowars (fondé par le complotiste américain Alex Jones, censuré à de nombreuses reprises par YouTube). Watson, populaire auprès des jeunes grâce à sa chaîne YouTube qui frise les deux millions d’abonnés, s’est bien vite emparé du Joker de Philipps, « qui ne peut être que bien puisque tous les médias de gauche l’ont détesté, du Guardian à Slate » : « Ce film est un miroir d’une société qui, en humiliant et privant de leurs droits des gens, devient responsable de la violence qu’ils commettent. » Une justification à demi voilée des dernières attaques terroristes commises par des terroristes d’extrême droite, de l’attentat de la mosquée de Bayonne à la fusillade d’El Paso. A l’heure d’écrire ces lignes, la vidéo de Paul Joseph Watson a récolté plus de 840.000 vues. Et compte des centaines de commentaires qui font froid dans le dos.

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