18 février 2001 : « Balthazar Klossowski de Rola était un des plus grands peintres du XX e siècle»

Le peintre français Balthus, considéré comme l'un des plus importants artistes de son siècle, s'est éteint dimanche dans son chalet de La Rossinière, en Suisse. Soigné ces derniers jours, il avait quitté la clinique samedi soir pour rejoindre son domicile. Il avait 92 ans. De son vrai nom Balthazar Klossowski de Rola, Balthus avait imposé un style figuratif, inspiré du Quattrocento italien (il admirait le savoir-faire de Piero della Francesca, Masaccio et Paolo Uccello), après s'être distingué dès les années 30 par ses scènes d'intérieur d'un érotisme trouble. En plus de 70 ans, Balthus avait forgé une oeuvre à la fois réaliste et suspendue dans le temps, distante des modes, à l'image de l'artiste. Né à Paris le 29 février 1908 dans une famille d'origine polonaise liée aux milieux artistiques et littéraires, Balthus passe sa jeunesse entre Berlin, Berne, Genève et à nouveau Berlin et Paris. Autodidacte, il réalise à l'âge de 12 ans une suite de dessins qui sera préfacée par le poète Rainer Maria Rilke et éditée en 1921. Très tôt, il écoute les conseils d'André Derain et de Pierre Bonnard, tout en se prenant de passion pour Poussin, dont il copie les tableaux au Louvre. Dès le début des années trente, il expose des portraits de jeunes filles, des groupes de figures et des paysages de ville et de campagne qui forment de grandes compositions («La Rue», 1933, «Passage du Commerce-Saint-André», 1952-54, «La Montagne», 1937). Il admirait le savoir-faire de Piero della Francesca, Masaccio et Paolo Uccello Toutes ses oeuvres, d'une composition géométrique méticuleusement calculée, laissent pourtant la place à un sentiment d'étrangeté, «entre veille et sommeil», à une sensation de temps suspendu qui pétrifie l'action dans son mouvement. Placé à la direction de la Villa Medicis à Rome de 1961 à 1978 par son ami le ministre de la Culture André Malraux, Balthus s'était ensuite retiré en Suisse dans son chalet vaudois de La Rossinière, où il préservait soigneusement son intimité. Rare et discret, rare et secret, ainsi le définissait l'écrivain Claude Roy dans un ouvrage paru en 96. Loin des modes, Balthus connaît pourtant une renommée grandissante qui culmine en 84, lors de grandes rétrospectives à Paris et à New York. Il est l'un des rares artistes à avoir été exposés au Louvre de son vivant. Marié en premières noces à Antoinette von Wattenwyl qui lui a donné deux enfants, Stachou et Thadée, Balthus avait épousé le 3 octobre 1967 Setsuko Ideta, avec qui il eut une fille, Harumi. Une exposition rétrospective doit lui être consacrée à Venise au palais Grassi à l'automne. Un artiste déroutant et exigeant Balthus a toujours dérouté. Considéré par beaucoup comme l'un des artistes les plus importants du XXe siècle, il échappait à toute classification. Qui plus est, malgré son énorme notoriété, il laisse finalement une oeuvre relativement peu abondante. Il s'en expliquait en affirmant: Je travaille lentement parce que je recommence éternellement. Il pouvait en effet passer de longs mois sur une seule et même oeuvre. Ayant fréquenté Giacometti, Fellini, Picasso, Miro, Derain, Braque, Dali, Bonnard et bien d'autres, il avouait dans un de ses rares entretiens publics: La peinture est une forme de prière . Tout au long de son parcours, on l'aura souvent cantonné dans le rôle du portraitiste un peu pervers, observant les jeunes filles en fleur à travers le trou de la serrure. Pourtant, si érotisme il y a dans son oeuvre, ce qui apparaît indéniable, il est d'une teneur si subtile, si volatile qu'il échappe lui aussi à toute classification, comme il échappe à l'entendement de nos contemporains, habitués, sur ce chapitre, à des saveurs plus fortes. «Ce peintre est exposé à la confusion des jugements» Exposée dans le monde entier, l'oeuvre de Balthus reste néanmoins confidentielle parce qu'elle est silencieuse, repliée sur elle-même, requérant une grande capacité d'écoute pour se laisser approcher. Cette qualité de silence est tangible et s'observe aussi bien dans une iconographie qui privilégie les endroits fermés, les scènes en vase clos que dans un style de figuration un peu austère, rétive à l'éloquence, qui lui est tout à fait particulier. Les fillettes au sexe glabre qui sont légion dans son oeuvre (mais les paysages, les portraits, les natures mortes aussi) ne devraient pas nous faire oublier qu'elles ne sont pas les seules actrices de ses scénographies mais les pierres angulaires d'un décor où chaque élément à son importance. Il se passe toujours quelque chose dans un tableau de Balthus. Mais les événements sont d'un ordre particulier, chargés de mettre en scène ces bonheurs, ces phénomènes domestiques dont nous ne mesurons pas toujours le prix ni le sens caché. Tous ses exégètes le disent: l'enfance chez Balthus est miraculeusement préservée. Mais au lieu de donner une peinture naïve, ce qui somme toute est banal, elle éclaire la représentation d'en-bas, en oblique et lui prête la valeur inquiétante, maléfique de ce qui, confusément perçu, n'est pas encore su. Longtemps Balthus a gêné. Historiens, critiques et marchands ne savaient où le classer. Son indifférence aux modes, au marché, sa fidélité à un modèle intérieur, son attachement à une figuration claire, sa foi dans les valeurs de l'art ancien, jusqu'à son étrange personnage d'aristocrate, ont toujours «fait problème». Certains pourtant ne lui marchandèrent jamais leur admiration. Rilke, Giacometti, Artaud furent de ceux-là, tout comme Pierre-Jean Jouve, qui écrivit à son propos: Ce peintre est exposé à la confusion des jugements puisque sa restauration patente de la forme le ramène parfois vers le passé. Plus il avance et moins il sera facile de discerner l'esprit révolutionnaire qui l'anime, qui circule sous les formes pour leur conférer l'inquiétude et la création. REPÈRES Une vie discrète jalonnée par la peinture 1908. Naissance le 29 février à Paris de Balthazar Klossowski, d'un père critique d'art et d'une mère aquarelliste. 1914. D'origine allemande, la famille Klossowski quitte Paris pour Berlin. 1921. Le poète Rainer Maria Rilke publie «Mitsou» rassemblant quarante dessins du jeune Balthus et il leur écrit une préface. Les surréalistes et l'écrivain Antonin Artaud figurent parmi ses premiers admirateurs. 1922. Première exposition à l'âge de 14 ans. 1924. Balthus, son frère Pierre Klossowski et sa mère rentrent à Paris. Certaines de ses oeuvres sont présentées à la galerie Druet à l'initiative de Pierre Bonnard dont la galerie propose une rétrospective. 1929. Première exposition «officielle» à la Galerie Forter à Zurich. 1933. Balthus ajoute le «h» à son nom après avoir appris l'existence du peintre belge Jean Baltus. Il illustre «Les Hauts de Hurlevent» d'Emily Brontë. 1934. Première exposition parisienne à la galerie Pierre. 1936. Exposition de ses illustrations pour «Les Hauts de Hurlevent» à Londres. 1937. Epouse Antoinette de Watteville, qu'il connaît depuis l'enfance. 1939. Mobilisé au Maroc, il est grièvement blessé peu de temps après et se retire en Haute-Savoie. 1940-1945. Fréquents séjours en Suisse. Naissances de ses fils Stanislas (1943) et Thadée (1944). 1945-1961. S'installe en Bourgogne. 1948. Conçoit décors et costumes de «L'Etat de siège» d'Albert Camus. 1956. Exposition au Museum of Modern Art de New York. 1961-1977. André Malraux le nomme à la tête de l'Académie de France à la Villa Medicis à Rome. 1966. Exposition au Casino de Knokke-le-Zoute. 1967. Epouse Setsuko Ideta rencontrée au Japon. 1973. Naissance de sa fille Harumi. 1977. Balthus s'installe en Suisse, dans le canton de Vaud, avec sa seconde épouse et leur fille. 1983. Rétrospective au centre Pompidou à Paris. 1984. Rétrospective au Metropolitan à New York. 1993. Rétrospective au Musée des beaux-arts de Lausanne. 2001. Décès le 18 février à l'âge de 93 ans. (article paru le 19 février 2001)

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