A l’hôpital, c’est parfois Docteur Jekyll et Mister Hyde

Chambres ultra connectées et colorées, salles d’opération high-tech, architecture chaleureuse… Murs jaunis, matériel d’un autre âge, lumière blafarde, chambres avec vue directe sur la souffrance… Ces dernières années, les cliniques d’un autre âge ont tendance à céder la place à des hôpitaux dignes du 21e siècle. Grâce à qui ? Grâce aux gestionnaires de sites qui savent combien l’innovation attire, et les médecins qualifiés et les patients. Grâce aussi, et surtout, aux pouvoirs publics, qui délient leur bourse pour permettre à la médecine belge de garder son rang. Et son rang, c’est plutôt le haut du panier : le classement privé « Euro Health consumer Index » met la Belgique en sixième position dans un tableau évaluant les performances de 36 organisations de sécurité sociale. Il estime que notre pays possède « sans aucun doute l’un des meilleurs systèmes de soins de santé en Europe ». Quand on parle de bourse déliée, on évoque bien sûr les dépenses courantes en soins de santé, environ 24 milliards à charge de la Sécu fédérale. On évoque aussi les milliards investis dans la mise à niveau des hôpitaux. Pourtant, entre transferts de compétences et difficultés budgétaires, la matière n’a rien d’un long fleuve tranquille. Coup de canif On n’a pas attendu la sixième réforme de l’État pour confier aux Régions une partie des budgets « santé ». Le premier coup de canif dans la Sécurité sociale remonte en fait à 1980. À l’époque, on transfère du fédéral vers les Communautés les investissements lourds dans les hôpitaux. Avec une règle : 40 % restent à charge du premier, 60 % deviennent le problème des secondes. S’agissant des francophones, on peut effectivement parler de problème : la Communauté française a certes beaucoup d’ambition, mais fort peu de moyens. Il faudra attendre 1993 et un accord cédant la matière à la Wallonie pour voir bouger le secteur. « Fin des années 90, en Wallonie et à Bruxelles, le niveau des équipements était véritablement devenu obsolète », détaille Yves Smeets, directeur général de la Fédération hospitalière Santhéa (hôpitaux publics et privés non confessionnels). Les gouvernements jetteront alors les bases d’un plan de remise à niveau qui fera date, usant au passage d’une astuce budgétaire pour doper les travaux. La Wallonie va « débudgétiser » l’affaire : au lieu d’inscrire l’entièreté d’une dépense sur l’année en cours (c’est la règle en comptabilité publique), elle ne prendra en charge que l’annuité de remboursement sur la base d’un amortissement en 33 ans. « Avec cette technique validée par l’Europe, on va littéralement doper les investissements », poursuit Yves Smeets. 1,6 milliard En 2006, un accord entre les ministres de la Santé va donner des ailes aux investissements wallons et bruxellois. Le partage 60/40 devient 10/90 : quand une Région apporte 10 euros pour rénover ou construire un hôpital, le fédéral en allonge 90. Le gouvernement wallon lance alors le plan 2006-2015 de rénovation du parc hospitalier. L’opération à 1,6 milliard d’euros (dont 160 millions à charge de la Wallonie) couvre une grande partie des besoins wallons : nouvelle aile au CHR de Namur, reconstruction de l’hôpital de Huy, rénovation de Marche, transfert de Sainte-Ode vers Libramont, rénovation du Bois de l’Abbaye à Seraing, reconstruction de l’hôpital civil de Charleroi, première phase du nouveau Centre hospitalier chrétien à Liège… À Bruxelles, un plan 2008-2019 doté de 525 millions d’euros bénéficie au Chirec, à la clinique Saint-Jean, au CHU Brugmann, aux Cliniques de l’Europe… « Tout le monde en a profité, y compris les hôpitaux psychiatriques ; ces plans bien équilibrés ont permis de renouveler l’équipement dans un parc qui commençait sérieusement à vieillir », dit Yves Smeets chez Santhéa. Pierre Smiets, directeur général de la Fédération des institutions hospitalières (secteur privé), tempère : « Un milliard six cents millions, c’est sans doute beaucoup d’argent, mais il ne faut pas se mentir : à côté de ces nouveaux outils, beaucoup de vieilles installations de toutes tailles subsistent encore en Wallonie et à Bruxelles. » Il précise : « Les travaux sont souvent liés à des fusions ou regroupements avec réduction du nombre de lits. Nous voudrions poursuivre cette politique, mais ce n’est pas possible partout : il est plus simple de mener une opération de fusion-reconstruction à Liège ou à Charleroi que, par exemple, dans le cœur du Hainaut. Les unités de 750 lits ne sont pas adaptées à toutes les Régions du pays. » Parallèlement à ces gros chantiers, les hôpitaux ont reçu beaucoup de moyens pour remettre à niveau leurs installations : rénovation des étages d’hospitalisation, renouvellement des zones médicotechniques… Des travaux le plus souvent amortis sur dix ans et pris en charge par la Sécurité sociale fédérale. On notera également les investissements réalisés via la cession partielle des honoraires médicaux : imagerie, biologie clinique, appareillages médicotechniques en cardiologie et en pneumologie… « Grâce à tous ces mécanismes, la Belgique a bien tenu son rang. Elle n’a pas à rougir par rapport à ses voisins. Honnêtement, nous avons un parc hospitalier en très bon état, en phase avec les derniers progrès de la médecine », dit Yves Smeets Quel argent pour les nouveaux chantiers Si beaucoup est fait… il reste encore beaucoup à faire, notamment mettre en œuvre ou terminer quelques chantiers d’envergure : le Grand hôpital de Charleroi (les travaux ont débuté en janvier), le Centre hospitalier chrétien de Liège (déjà bien entamé), la nouvelle aile de Tivoli à la Louvière et, lorsque politiques et médecins auront réglé leurs polémiques stériles, un hôpital d’envergure régionale au centre du Luxembourg. A Bruxelles, outre des dossiers classiques, la prochaine décennie devrait être marquée par les projets universitaires : nouvel hôpital Érasme (ULB), nouvel Institut Bordet relié à Érasme, nouveau complexe Saint-Luc (UCL)… Au tour des Régions Si les sites universitaires (où s’enseigne la médecine) restent en principe financés par la Communauté française, les autres dépendent des finances régionales. Tous devront faire face à un double écueil. D’une part, la compétence relative aux investissements est transférée à 100 % vers les Régions et Communautés depuis le 1er janvier. La compétence… mais pas (encore) tous les budgets : les entités fédérées (Flandre comprise) estiment aujourd’hui qu’il leur manque 230 millions pour assumer sans discontinuer les engagements du fédéral. D’autre part, la technique de la « débudgétisation » a vécu, sacrifiée sur l’autel des nouvelles règles comptables européennes. Pas question par contre de remettre les futurs investissements entièrement à charge de l’exercice budgétaire auquel ils se rapportent, sous peine de faire du surplace. Alors que Bruxelles réfléchit toujours à une nouvelle formule, la Wallonie avance à grands pas. Elle consulte le secteur, tente d’établir un cadastre objectivé des nouveaux besoins… Pierre Smiets, directeur de la FIH, en profite pour (re)lancer une autre réflexion : « On privilégie souvent la rénovation plutôt que la construction, or les coûts sont souvent identiques… » Il insiste : « Quels que soient les grands principes, il faudra préserver la liberté de choix et d’association. » La Wallonie, toujours, imagine également un mécanisme complexe où l’hôpital facturerait au patient un prix d’hébergement tandis que la Région subventionnerait ce dernier pour cet usage des infrastructures. Une subtilité comptable que l’Europe pourrait accepter. En attendant la traduction en termes juridiques et administratifs des nouveaux mécanismes, les professionnels du secteur s’attendent à une baisse de régime momentanée pour les nouveaux investissements. Ils craignent également l’impact éventuel des économies dans le budget des soins pour la programmation d’équipements dernier cri. Car dans ce pays alambiqué, si les Régions posent les murs des hôpitaux, si elles peuvent choisir les lieux où implanter les équipements, c’est toujours le grand frère fédéral qui programme l’acquisition de ces outils coûteux pour la Sécu. Jusqu’à la prochaine réforme de l’État… Pas de quoi, en tout cas, rassurer les indispensables banquiers.

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