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«L’enseignement à distance et la question de la technique»

Pour les philosophes Thomas Berns et Tyler Reigeluth, la crise actuelle est une occasion inédite pour penser quel type d'enseignement nous voulons : à quel point certains types d’activité et d’exercice présentiels nous apparaissent comme non négociables, mais aussi comment certaines technologies peuvent parfois contribuer à réaliser cet enseignement que nous voulons

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La crise sanitaire qui touche la Belgique et le reste de la planète est exceptionnelle au point que la plupart des autres questions sociales, économiques et politiques semblent relativisées. Si cette crise affecte tous les pans de la société, il en est un qui connaît une pe, rturbation remarquable : l'enseignement supérieur. Il semble y avoir un consensus pour dire qu'une suspension totale des cours est inenvisageable, qu'il faut continuer à délivrer les enseignements. L'évidence de ce discours est rendue possible par une autre évidence : les technologies de télécommunications numériques nous offrent un arsenal de dispositifs techniques qui permettent de minimiser les effets de la crise, en laissant à chacun.e la possibilité de poursuivre aussi normalement que possible ses activités. Le mot d’ordre inlassablement répété a donc été de continuer à faire ce que nous faisions, mais par d’autres moyens techniques : « Oui, la situation est grave mais nous avons les outils pour que rien ne change ! ». Ce faisant, cette crise nous révèle une autre évidence : il n'y a jamais eu de réflexion de fond sur la place de la technique dans l'enseignement francophone belge et nous devons maintenant composer avec cette absence en adoptant (et en s'adaptant à) des « solutions » au pied levé.

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Dans une telle situation, ces techniques deviennent des instruments neutres dans leurs effets et disponibles au même titre pour tout le monde, pour transmettre un apprentissage qui serait lui-même non affecté par ce changement de canal, et au profit d’un public qui serait lui aussi non affecté par ce changement. Or, outre le fait qu’il nous semble urgent de penser la situation dans la rupture qu’elle dessine, une partie de ce manège est masquée. Lorsque nous recourons à ce genre de plateformes nous invitons très concrètement un tiers à participer au processus d'enseignement et d'apprentissage, et pas n’importe lequel : les géants du numérique, Microsoft, Google, Amazon, etc. Il n'y a rien de « virtuel » à utiliser Teams de Microsoft,Google Classroom ou pour citer un nouvel arrivant Zoom : une partie de notre activité se déporte sur les serveurs, bien réels, de ces entreprises. Il ne faudrait pas s'étonner si, grâce aux masses de données qu'elles auront moissonnées et traitées, ces entreprises nous dressent prochainement les « leçons » à tirer de cette crise avec un ensemble de « bonnes pratiques » et de recommandations à la clé: la meilleure heure pour apprendre, le temps d'attention optimal, le type d'exercice demandé, et ainsi de suite. Qui plus est, il est fort à parier que les grandes plateformes marchandes avaleront des plus petites dans les mois à venir, renforçant ainsi davantage leur position dominante et les rendant encore plus incontournables.

Il ne s'agit en aucun cas ici de critiquer l'usage des technologies dans l'enseignement et l'apprentissage en soi : la technique a toujours eu un rôle fondamental dans l'éducation en partant des techniques d'écriture et de lecture, en passant par les techniques de mémorisation ou de calcul, jusqu'au déploiement d'outils informatiques. Il n’est donc pas question de mettre l’éducation à l'abri de la technologie, il s’agit de refuser l’idée sous-jacente à leur déploiement actuel : le fait qu’elle viendrait suppléer, améliorer, rationaliser, fluidifier, personnaliser la pratique d’apprentissage après coup et sans la changer fondamentalement. Or le développement et l'usage d'une technologie transforment nos manières de faire et de penser. Pour le dire avec le philosophe de la technique Gilbert Simondon, toute technique implique une certaine culture qui nous permet de nous approprier nos objets techniques, d'en faire des expériences plurielles et des usages inventifs. Il est difficile d'imaginer une telle pluralité et inventivité lorsque des dispositifs d'apprentissage sont déployés par des entreprises et des administrations comme autant de normes qui s'imposent sans véritable décision ou débat, qui standardisent les pratiques et aplatissent les différences sur des questions de détails techniques.

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Enseigner et apprendre une matière d'histoire médiévale ou d'algèbre non linéaire en travaux pratiques ou en grand auditoire, en ligne ou en face à face, n'implique pas les mêmes compétences, les mêmes capacités. En fait, il ne s'agit même pas de la même matière car le savoir n'est pas une chose qui existerait en dehors des supports matériels et des pratiques sociales. C'est cet attachement au « même » qui est en jeu actuellement – avec tout ce que cela peut avoir d'absurde dans une situation aussi changée. Il semble curieusement facile de croire que les technologies d'e-learning nous permettent d'enseigner et d'apprendre les mêmes matières, comme si les enseignants étaient des pourvoyeurs de savoir polyvalents et les étudiants des éponges infiniment plastiques, abstraites de toute condition sociale ou culturelle particulière, auxquelles il faut simplement rendre disponible le savoir. Il devient facile ensuite d’imputer l'échec éventuel des technologies au manque de motivation, de créativité ou de bonne volonté des uns et des autres. Au fond, quand l’on pense pouvoir s'appuyer sur des normes transversales d’apprentissage et d'enseignement certifiées techniquement, la matière importerait peu.

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On voit ainsi s'approfondir encore davantage une concurrence sur deux niveaux : d'une part entre les institutions qui tentent de se positionner comme les plus compétitives car ayant prouvé leur adaptabilité technique, et d'autre part à l'intérieur des institutions au sein de l'offre d'enseignement qui devra témoigner de son attractivité technologique. Enfin, le changement de canal opéré transforme radicalement la question politique inhérente à toute activité d’enseignement : affronter des situations d’inégalité radicale. Celles-ci n’apparaissent plus, elles sont traduites de manière technologique, la réponse à leur apporter est procéduralisée ou réduite au renvoi à un tutoriel.

Ce qui est donc profondément paradoxal est le fait que la situation actuelle, avec ses mots d’ordre selon lesquels il suffirait de basculer vers d’autres modalités d’enseignement, semble tout autant négliger la spécificité des activités d’apprentissage pour les enseignants comme pour les étudiants, que la spécificité de l’enjeu technique. Celui-ci n’est en rien réductible à un outil disponible pour son utilisation mais transforme des pratiques et des institutions. Nous insistons sur le fait que l'idée n'est pas de refuser cette transformation mais de se donner les moyens de la penser et de la questionner. La crise actuelle est une occasion inédite pour penser quel type d'enseignement nous voulons : à quel point certains types d’activité et d’exercice présentiels nous apparaissent comme non négociables, mais aussi comment certaines technologies peuvent parfois contribuer à réaliser cet enseignement que nous voulons. Car si les institutions d’enseignement recèlent bien une chose c'est l'intelligence pratique, théorique et multidisciplinaire pour concevoir des solutions et non pas simplement les adopter toutes faites. Et si ce processus de réflexion nous fait perdre un peu de matière ou de temps, ce n'est pas si grave, il nous permettra aussi d'apprendre quelque chose.

 

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