Invitation à partir des homes pour sortir de la langueur
Chaque semaine, « Le Soir » publie une chronique d’un membre de Carta Academica sur un sujet d’actualité. Cette semaine : comment le confinement dû à pandémie de Covid-19 a révélé la condition parfois inhumaine de nos aînés.
BelgaIris DerzelleChronique -
Par Iris Derzelle, doctorante en philosophie à l’Université Paris-Est Créteil, pour Carta Academica*
Temps de lecture: 8 min
Si le confinement devient chaque jour un peu plus difficile à supporter, il n’est toutefois pas sans quelques effets remarquables. C’est ainsi que, forts d’une compassion nouvelle les un·e·s pour les autres, nous tentons de surmonter ensemble l’épreuve de l’isolement. Toutefois, même au cœur de ces élans de solidarité, nous n’accordons que peu d’attention à celles et ceux dont le confinement est permanent et institutionnalisé. Leurs conditions de vie sont pourtant interpellantes, et même inquiétantes depuis l’instauration des mesures exceptionnelles. Tel est notamment le cas des seniors en maison de retraite, qui ne reçoivent plus de visites depuis le 11 mars.
Le 15 avril, le Conseil national de Sécurité, inquiet du taux de pensionnaires se laissant depuis lors mourir, tenta d’ailleurs de revenir sur cette décision et d’instaurer un système de « visiteurs désignés ». Mais alors qu’une grande partie des décès ont lieu en maison de repos et que l’armée a dû être appelée en renfort, cette dernière velléité gouvernementale ne pouvait manquer de soulever un tollé, d’autant qu’il ne semble pas y avoir eu de concertation préalable avec les acteurs et actrices du secteur.
Le 17 avril, le Conseil revint ainsi sur son annonce, forcé de constater son impuissance face à la situation catastrophique qu’il a contribué à créer. N’aurait-il pas fallu s’inquiéter plus tôt de la souffrance des personnes âgées placées ? Avant l’interdiction de visites du 11 mars, mais aussi avant la pandémie ?
De fait, les seniors en home ont trop souvent le sentiment d’attendre silencieusement la mort, dans la solitude et le désœuvrement. Le personnel soignant tente de pallier au mieux cette souffrance mais il est également dans la détresse : confronté au manque de moyens humains, matériels et financiers, il n’a d’autre choix que d’aller trop vite. Somme toute, notre confinement exceptionnel paraît bien confortable au regard de l’isolement normalisé des personnes âgées placées. Conscientes qu’il est vain d’espérer la fin de leur confinement, elles n’attendent généralement guère plus que la visite de leurs proches et les mesures de confinement ont donc aggravé une situation déjà redoutable. La chose a même parfois tourné à l’horreur : en Espagne, des militaires (!) ont ainsi retrouvé des personnes décédées depuis plusieurs jours dans des homes abandonnés. Le cloisonnement frénétique des aîné·e·s ne s’est par ailleurs pas arrêté aux murs des établissements : en France, alors même qu’il n’était pas avéré que les décès étaient liés au virus, certaines mises en bière furent immédiates et réalisées sans l’avis des familles.
Le confinement des seniors suscita bien quelques réactions offusquées mais, finalement, nous insurgions-nous de la solitude à laquelle celui-ci les condamnait, ou de l’interdiction nous étant faite de leur rendre visite – et, par-là, d’user de cette ponctuelle B.A. pour délester notre conscience ? Cet esseulement, en effet, est bien antérieur aux mesures d’urgence. Ainsi, alors même que nous risquons tous et toutes d’être un jour confronté.e.s à cette détresse par le biais d’un parent ou par notre propre sénescence, nous questionnons peu l’habitude que nous avons prise de placer les personnes âgées dépendantes. Nous faisons pourtant figure d’exception dans l’Histoire des civilisations, la longévité des aîné·e·s ayant traditionnellement suscité le respect, et leur sagesse l’admiration. La cohabitation intergénérationnelle fut donc longtemps d’usage, comme cela demeure d’ailleurs le cas dans d’autres régions du monde. En revanche, et alors qu’elles se targuent d’avoir inventé les Droits de l’Homme, nos sociétés occidentales réagissent au vieillissement des individus en les calfeutrant dans des établissements d’accueil.
Le productivisme fangeux de nos sociétés néolibérales ne nous inciterait-il pas à trop promptement qualifier d’inutiles celles et ceux dont la participation au tissu social ne se mesure pas financièrement et qui, dès lors, deviendraient inessentiel·le·s à la société ? Ce faisant, ne conditionnons-nous pas le droit de cité à la production, au travail « utile » ? En expulsant les seniors de nos lieux de vie, nous délaissons en tout cas l’humain au profit… du profit. Les murs des homes ne sont par ailleurs pas les seuls dont usent nos sociétés pour écarter leurs trouble-fête, et il conviendrait de prêter une égale attention aux autres lieux de réclusion que sont les prisons, les centres pour demandeurs et demandeuses d’asile, ou encore les établissements pour personnes mentalement déficientes.
Logiques délétères
Mais en dépit de tout cela, André Comte-Sponville, las de la crispation actuelle, reproche à la société « de faire de ses vieux la priorité des priorités » (1). De fait, le Covid-19 a majoritairement été létal pour les plus de 60 ans, souligne-t-il, et d’ajouter que la dramatisation de la crise sanitaire trahirait avant tout notre peur de la mort. Sans être faux, le diagnostic est dangereusement réducteur : dans son appel au calme, Comte-Sponville ne semble pas percevoir l’aspect politique du symptôme. Cet événement sanitaire et la problématique des homes n’exposent-ils pourtant pas les logiques délétères ourdies par nos démocraties libérales ?
Au cœur de cette épreuve, nous prenons acte des affres de l’isolement, des effets pernicieux des politiques d’austérité, et de la prévarication de nos dirigeant·e·s. Percevrons-nous également la nécessité de problématiser les injonctions sociétales auxquelles nous obtempérons ? Questionnerons-nous l’entre-soi gouvernemental dans lequel sont prises des décisions nous concernant au premier chef ? Nous pourrions ainsi commencer par examiner la mesure du 11 mars : a-t-on consulté le secteur, les familles, les pensionnaires des homes ? L’expertise du personnel soignant a-t-elle été mobilisée ? Les familles furent-elles préalablement informées du sort que l’on s’apprêtait à réserver à leurs proches ? Quant aux personnes placées, pourquoi leur dénier un droit de parole alors que leur dépendance physique n’engage pas nécessairement leurs capacités mentales ? On rétorquera rapidement que cette mesure fut prise « pour leur bien », mais ne faudrait-il pas se montrer critique face à ce credo paternaliste ? Quel est le contenu de ce « bien », et qui donc le définit ? Et osons poursuivre l’interrogation : est-ce également « pour notre bien » que des mesures liberticides, infantilisantes, et hier encore impensables, se décident à présent sans nous ?
On peut donc appeler à l’indolence, ou l’on peut estimer que la tâche d’un·e philosophe est d’inviter ses concitoyen·ne·s à s’en extirper. Quoi qu’il en soit, l’échec du déconfinement des seniors rappelle que toute situation ne peut être rattrapée in extremis, et particulièrement lorsqu’elle procède d’une série de décisions déplorables. La politique du pansement sur la plaie ouverte est toujours vouée à l’échec.
Des épreuves qui invitent à réfléchir
Si nous faisons aujourd’hui le constat de notre faillibilité, nous sommes néanmoins capables d’y répondre autrement que par la torpeur. Nous pouvons y voir une occasion d’assumer notre inévitable sénescence, d’apprendre à la vivre autrement et, ce faisant, de redonner droit de cité à nos aîné·e·s dépendant·e·s. Semblablement, malgré/depuis les sombres abîmes dans lesquels le confinement nous plonge parfois, nous avons les moyens d’engager une réflexion collective sur ce que suppose a minima une vie digne d’être vécue et, conséquemment, sur le bien-fondé du culte productiviste du travail à tout prix. Cela transparaît déjà dans les témoignages des personnes ayant été touchées par le virus : à l’issue de la maladie, le sens qu’elles donnent à leur existence n’est plus tout à fait le même. Dans l’épreuve, tout est secoué, les priorités se réorganisent.
Retrouverons-nous de la vigueur ?
De nombreuses voix invitant à tirer des leçons de cette crise s’élèvent déjà. Le plus souvent, elles nous invitent à transformer nos modes de vie, délétères pour l’environnement et, donc, pour la santé publique. Mais la crise sanitaire peut aussi contenir un appel à la mobilisation politique. En effet, au cœur du confinement, ne prenons-nous pas conscience de la vitalité que nous tirons habituellement du corps social ? Dès lors, le Covid-19 peut-il, paradoxalement, nous aider à retrouver de la vigueur ? Parviendrons-nous à faire de l’échec politique en cours une ressource à partir de laquelle, à terme, reprendre la rue, renouer avec l’espace public, et agir collectivement au nom d’un bien que nous redéfinirions ensemble ? Si nous le souhaitons, il est en tout cas possible de sortir de l’insignifiance, de mettre nos imaginaires en branle, et d’inventer autre chose.
(1) André Comte-Sponville, invité d’Ali Rebeihi dans l’émission « Grand bien vous fasse », France Inter, Mardi 14 avril 2020.
Les chroniques de *Carta Academica sont accessibles gratuitement sur notre site :
La prison face au covid19 : zoom sur un angle mort de la démocratie, par Yves Cartuyvels, professeur à l’Université Saint-Louis-Bruxelles ; Olivia Nederlandt, chercheuse FNRS à l’Université Saint-Louis-Bruxelles ; Marc Nève, maître de Conférences à l’Université de Liège
Tous les samedis, « Le Soir » publie la chronique d’un ou plusieurs membres de Carta Academica. Cette semaine : l’obligation d’apprendre le néerlandais dans les écoles francophones est-elle une bonne ou une mauvaise chose ?
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Merci pour ces réflexions. J'espère que la philosophie figure en excellente place dans l'apprentissage universitaire des sciences politiques.