Europe: «Le risque d’une provincialisation»

Jacques Delors a lancé un avertissement à propos de la possible mort de l’Europe. Peut-on songer à une hypothèse plus optimiste, à un sursaut de l’Europe après les cafouillages du début de cette crise ? Je crains que les Européens sortent de cette séquence, dont encore une fois nous ignorons la durée, appauvris, désunis et hébétés. Ni la Chine ni les Etats-Unis n’ont de doute sur leur destinée mondiale. La crise risque d’accentuer la provincialisation de l’UE, et de miner sa cohésion interne. L’UE est effectivement face à un enjeu existentiel. Elle a commencé à réagir, mais doit penser au-delà de la crise sanitaire si elle veut rester dans la course technologique. Dans une interview au Soir, Pascal Lamy disait que dans cette crise, le cadre national est solide, le cadre européen liquide et le cadre international, gazeux… L’image est séduisante car un peu schématique. A mon avis, ce qui se joue autant, si ce n’est plus, que la séparation national/européen/international, c’est la reconfiguration entre réel/virtuel et idéel à laquelle nous assistons actuellement. C’est la nature des liens entre individus, plates-formes numériques et Etats qui mutent sous nos yeux. Nous avons quatre milliards de personnes confinées sur la planète, qui n’ont jamais été aussi connectées. L’organisation politique et sociale est de plus en plus façonnée par les plates-formes numériques, qui sont à la fois sujet et objet de la compétition de puissance. Si elles disposent d’une large autonomie par rapport au pouvoir fédéral, les plates-formes américaines font partie du complexe militaro-numérique patiemment construit par les Etats-Unis. En Chine, elles sont directement dans la main du pouvoir politique. De ce point de vue, l’Europe est désarmée, incapable de s’immiscer dans la compétition. Si elle ne répond pas à la crise en investissant massivement, elle se trouvera encore plus déclassée. [scald=27520171:sdl_editor_representation] Dans cette pandémie, les leaders populistes sont en difficulté : Bolsonaro au Brésil, Orban en Hongrie. Et Salvini est inaudible en Italie… Cette crise révèle leurs faiblesses ? La distinction entre les régimes autoritaires et les régimes démocratiques ne sera pas la plus décisive. A la fin de la crise, quelle que soit leur nature, les régimes seront surtout jugés par leurs opinions sur deux critères : l’efficacité démontrée et la perspective ouverte. Cela dit, comme le disait l’historien Jean-Baptiste Duroselle, l’efficacité d’un système se juge aussi à l’aune de la dignité qu’il procure. L’une ne peut se penser sans l’autre, qu’on soit en Asie ou en Europe. C’est le débat ouvert, par exemple, par le traçage. [scald=27520170:sdl_editor_representation] Cette crise ne réhabilite-t-elle pas malgré tout l’Etat, et même l’Etat providence ? Les pays qui s’en sortent le mieux sont ceux qui ont le système hospitalier le moins délité ? Je ne sais pas s’il faut parler de délitement. La France est avec l’Allemagne le pays européen qui consacre la plus grande part de son PIB à ses dépenses de santé : plus de 11 %. Mais avec une même allocation de ressources, les résultats ne sont pas les mêmes. Encore une fois, la question est celle de l’efficacité. L’Etat-providence peut certes paraître renforcé dans cette crise, mais attention aux anachronismes. Il n’a plus rien à voir avec celui de l’après-guerre : le collectif s’est dilué dans l’individualisme, dilution répétée à l’infini par les technologies de l’information et de la communication. Ce qui compte désormais, ce sont « mes droits, mon identité », bien davantage que « mes devoirs, mes obligations » vis-à-vis de la collectivité. Plus qu’ailleurs, le choix fait par les Européens de la redistribution individuelle s’est traduit par un renoncement aux attributs de la puissance. La Russie est très discrète dans cette pandémie… Je crois qu’elle ressortira affaiblie, mais moins que d’autres pays européens. Le système hybride, politico-militaro-économique, de la Russie explique la spécificité de son positionnement international. La Russie n’a jamais été complètement intégrée à la mondialisation. La crise actuelle correspond parfaitement à sa conception du système international reposant avant tout sur des logiques souveraines et défensives. Elle dispose aussi d’un atout considérable par rapport aux Européens : elle s’est profondément désendettée, même si elle souffre évidemment de la chute des prix du pétrole. La pandémie a par ailleurs occulté la réforme constitutionnelle de Vladimir Poutine. Son horizon de pouvoir, c’est désormais 2036. Sa culture politique le rapproche davantage de Pékin que de Bruxelles…

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