Toucher à Godard et Truffaut? «C’est pour certains un crime de lèse-majesté»

Godard et Truffaut sont demeurés des icônes, intouchables et en cela momifiées, auprès de nombreux cinéphiles. Tavernier les préfère vivants… avec leurs défauts. Ce qui marque, dans vos années soixante, c’est que tout en cumulant vos activités d’animateur de ciné-club, au Nickel Odéon, de critique et d’attaché de presse, vous défendez à la fois Godard et « La Traversée de Paris ». Dans un refus des chapelles… J’étais attiré par les copains du Nickel Odéon parce qu’ils partageaient cette même absence de préjugés. On allait tout voir. On ne voulait pas de rumeurs. Ce qui tue la critique française, encore aujourd’hui, c’est le respect des rumeurs et de la doxa, qui fait qu’on édicte des opinions qui sont en fait le recyclage d’avis qui ont été émis vingt ans avant par, par exemple, François Truffaut. Les textes critiques d’illustres aînés devenaient tout à coup les tables de la loi. Quand Truffaut avait dit : « il n’y a pas de cinéma anglais », eh bien tout le monde devait se mettre au garde à vous, et on continuait à le dire, dans Libération, Les Inrockuptibles. Je trouvais ça d’une insondable sottise. Vous vous en étiez expliqué avec Truffaut ? Non. J’avais avec lui des rapports plutôt amicaux. J’en avais plus après les disciples qu’après Truffaut, qui devait lutter à ses débuts contre une critique incroyablement conventionnelle, laquelle refusait de prendre au sérieux Hawks et Hitchcock, considérés comme des amuseurs. Il devait lutter aussi contre la dictature d’une critique politique. Truffaut, il défrichait. En se trompant, bien sûr. Il s’est trompé, comme tout le monde. Mais maintenant, il subit le même culte que ce qu’il pouvait dénoncer avant. Aujourd’hui, vous avez des adorateurs qui vantent les mérites de ses articles, en estimant qu’il ne n’est jamais trompé une fois. Non : il s’est trompé dans 50 % des cas… et c’est normal. Un critique se trompe dans 50 % des cas. J’ai été un peu critique, moi-même, et j’ai écrit des conneries, notamment sur Chien enragé, de Kurosawa, contre lequel je me suis enragé… c’était nul. Truffaut s’est, lui, planté dans ses éreintements de Ford, de Huston… Il a, par ailleurs, écrit des textes majeurs et d’une importance extraordinaire sur Lubitsch, Pagnol, Becker, Guitry, Ophuls. Ce sont des textes splendides. Vous dénoncez les intellectuels égarés dans la révolution chinoise. Dans le cinéma, Jean-Luc Godard n’a pas toujours été clairvoyant, sur le même sujet… J’ai montré dans Voyage à quel point j’admirais Godard. J’avais une passion pour Pierrot le fou et Le mépris. C’est moi qui ai eu l’idée de faire appel à Aragon et d’obtenir de lui cet article qui est extraordinaire, sur Pierrot le fou. Mais lorsqu’il va devenir maoïste, Godard aura des positions honteuses et désolantes, que maintenant Godard renie. Et ses films « chinois » sont incroyablement pauvres, lamentables. Alors qu’après, lorsqu’il fait Sauve qui peut la vie, puis Passion, il va retrouver une invention créatrice formidable. En somme, on ne pourrait pas toucher à Godard, jusqu’à aujourd’hui ? Il n’y a qu’à voir comment la critique a accueilli le fort bon film d’Hazanavicius, Le redoutable, sur Godard. C’était un crime de lèse-majesté. Aucun critique n’osait aborder le fait que Godard avait tenu des discours qui couvraient la pire dictature. C’est vraiment dommage. J’ai toujours eu une grande tendresse pour Godard, mais là, il a eu un grand moment d’égarement. Et ça, cette façon de penser, ça me vient sans doute de mes parents. Il y a ce qui se fait et il y a ce qui ne se fait pas. Ce que je découvrirai plus tard dans ma vie sous l’expression de « décence ordinaire ».

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