Thierry Eggerickx au «Soir»: «La démographie sera utile pour saisir les conséquences du Covid»

Surmortalité, effets différenciés de celle-ci sur les groupes sociaux, conséquences du confinement… sont quelques aspects de la pandémie actuelle sur lesquels les démographes sont particulièrement qualifiés. Thierry Eggerickx et ses collègues du Centre de recherche en démographie (UCLouvain) peuvent déjà pointer quelques tendances provisoires de la pandémie actuelle mais l’essentiel se fera plus tard. Il a beaucoup été question ces dernières semaines de surmortalité liée au Covid-19 avec des chiffres parfois contestés. Que peut-on en dire aujourd’hui ? Dans la situation actuelle, la manière la plus correcte d’évaluer cette surmortalité est de comparer le nombre de décès « toutes causes confondues » survenus durant la période couverte jusqu’à présent par l’épidémie aux décès observés sur la même période mais au cours d’une année « normale ». C’est ce que fait Sciensano dans son rapport hebdomadaire et ce qui peut être calculé grâce aux données mises à disposition par Statbel. Que nous révèlent ces données ? Si l’on compare le nombre de décès observés entre le 18 mars (début de la phase de surmortalité) et le 12 avril (dernière date disponible par Statbel), par rapport à la moyenne des décès observés pour les années 2016-2019 sur la même période, on observe une surmortalité globale de 61 %. Tous les groupes d’âges sont concernés mais avec une intensité variable : 10 % pour les moins de 65 ans, 60 % pour les 65-84 ans et 81 % pour les 85 ans et plus. Cette surmortalité concerne davantage les hommes que les femmes à tous les âges. Ainsi, au-delà de 85 ans, la surmortalité est de 93 % chez les hommes et de 74 % chez les femmes. Mais il ne s’agit que de résultats partiels qui ne prennent pas en considération tous les effets directs et indirects de la crise sanitaire. Pourra-t-on jamais déterminer précisément cette surmortalité ? Les « morts Covid-19 » semblent en effet relever de différentes catégories : des personnes dont on est sûr qu’elles sont décédées du Covid, d’autres dont on suppose que c’est le cas ou encore d’autres qui n’ont pas directement été touchées par la maladie mais sont décédées faute d’accès à certains soins. La crise sanitaire étant sans doute loin d’être terminée, ses effets directs et indirects sur la mortalité ne peuvent déjà être connus. Le démographe Andrew Noymer identifie 4 types d’effets du Covid-19 sur la mortalité. Il distingue les effets « directs-directs » (des décès codés Covid résultant de tests de dépistage positifs), « directs-indirects » (des décès du Covid mais qui ont été codés autrement, par exemple liés à la grippe saisonnière), « indirects » (les décès non causés par le Covid, mais résultant d’une diminution ou d’une interruption des soins chez les malades chroniques) et les « risques compétitifs ». Ceux-ci englobent les effets différés et collatéraux de l’épidémie. Ainsi, on pourrait observer une moindre mortalité liée aux maladies cardiovasculaires dans les mois qui suivront l’épidémie, car les décès des personnes à risque ont été « avancés » dans le temps en raison du Covid-19. On peut également épingler des effets variables du confinement, qui peuvent agir dans un sens positif ou négatif. D’après les données de l’Institut belge pour la sécurité routière (Vias), ce dernier mois a été marqué par une baisse importante des accidents routiers mortels ou non. On peut également s’attendre à une baisse des accidents du travail dans certains secteurs, mais par ailleurs à une hausse des accidents domestiques, notamment parmi les jeunes enfants gardés à domicile. Il est difficile d’estimer avec précision les effets du confinement sur les décès par suicide ou dus aux problèmes de santé mentale. Mais, compte tenu des conséquences sociales et économiques de la crise (pertes d’emploi et de revenu, conflits familiaux et séparations, deuils, problèmes de réadaptation), la période d’après-crise sera sans doute difficile pour beaucoup, elle nécessitera un accompagnement, notamment parmi les populations vulnérables ou en situation de précarité. [scald=27530493:sdl_editor_representation] Quels autres types d’informations les démographes pourront-ils mettre en évidence lorsqu’ils auront accès à toutes les données ? Il sera par exemple important de s’interroger sur la surmortalité liée au Covid-19 selon les groupes sociaux. En Belgique comme ailleurs, nous ne sommes pas tous égaux face à la santé et à la mortalité : les groupes sociaux les plus défavorisés se caractérisent, toutes choses égales par ailleurs, par un moins bon état de santé et par une espérance de vie moins élevée que les plus favorisés. On sait aussi que la co-morbidité constitue un risque aggravant de mourir du Covid-19 ; comme elle est plus présente parmi les classes défavorisées, on peut supposer que la surmortalité liée au Covid-19 les affectera davantage. En outre, des différences sociales se marquent aussi en regard des conditions effectives du confinement. Densité d’occupation du logement, type de logement (appartement, maison unifamiliale), lieu de résidence (ville, campagne) sont autant de marqueurs sociaux pouvant influencer le risque d’être contaminé, de contaminer son entourage, et peut-être de développer des formes plus sévères de la maladie. [scald=27530494:sdl_editor_representation] Le confinement pourrait également avoir d’autres effets. Certains ont déjà pointé qu’il pourrait avoir un impact sur le nombre de divorces, de séparations, sur la fécondité, sur les migrations… Effectivement. Dans plusieurs pays, dont la Belgique, on observe actuellement une augmentation des plaintes pour violence intrafamiliale, ce qui pourrait se traduire au terme du déconfinement par une hausse du nombre de divorces et de séparations… au même titre d’ailleurs que la seule expérience du confinement, de la coexistence 24h/24 au sein d’un espace très réduit pour certains. Sur le plan de la fécondité, l’impact est également difficile à prévoir. Une augmentation des grossesses non désirées est possible (en raison de problèmes d’accès à la contraception et à l’IVG). Mais par ailleurs, le contexte de la crise sanitaire, cumulé à celui de la crise sociale qui se profile (et que de nombreuses familles subissent déjà) et aux défis environnementaux, risque d’avoir un effet négatif sur la fécondité, comme l’ont démontré divers exemples dans l’Histoire. [scald=27530492:sdl_editor_representation] Enfin, la pandémie Covid-19 a conduit une très grande majorité des pays à la fermeture des frontières et par conséquent à un arrêt de l’immigration et de l’émigration internationales légales. Combien de temps cette situation va-t-elle durer et quelles seront les politiques qui seront menées durant et après le déconfinement ? Ne va-t-on pas profiter de la situation actuelle pour durcir les conditions d’accès en Europe, à l’image de ce que Donald Trump a pu annoncer pour les États-Unis ? Rappelons aussi et surtout que dans de nombreux pays occidentaux, les immigré(e)s et personnes d’origine étrangère sont bien souvent en première ligne (infirmièr(e)s, aides-soignant(e)s, employé(e)s dans la logistique/livraison, personnels de nettoyage…). Le défi scientifique à venir pour comprendre les causes et conséquences de cette pandémie mondiale est énorme. Il concernera bien des disciplines et la démographie y aura sa place. Les membres du Centre de recherche en démographie : Françoise Bartiaux, Josue Begu Mbolipay, Philippe Bocquier, Mélanie Bourguignon, Louise Caron, Charalampos Dantis, Mengni Chen, Yacouba Compaore, Joan Damiens, Yoann Doignon, Thierry Eggerickx, Luisa Fadel, Atoumane Fall, Scott Fontaine, Catherine Gourbin, Emmanuel Idohu, Felly Kinziunga Lukumu, Mireille Le Guen, Gaëlle Marion, Bruno Masquelier, Benjamin Marteau, Ashira Menashe-Oren, Malgorzata Mikucka, Khadim Niang, Wanli Nie, Audrey Plavsic, Ester Rizzi, David Sanchez, Jean-Paul Sanderson, Koyel Sarkar, Benjamin-Samuel Schlüter, Christine Schnor, Bruno Schoumaker, Dominique Tabutin, Diane Tennstedt, Isabelle Theys, Océane Van Cleemput, Christophe Vandeschrick, Guillaume Wunsch, Zuzana Zilincikova.

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