Déconfinement: la vie «à 1m50» ne va pas de soi

Le confinement « dur » touche tout doucement à sa fin mais, tous les experts l’assènent, retrouver sans transition la convivialité/promiscuité d’avant la pandémie serait une folie sur le plan sanitaire. Poignées de mains, accolades, bisous, câlins, coudoiements et autres effusions demeurent donc, sinon proscrits, fortement déconseillés. Ces changements de pratiques sociales – qui induiront inévitablement un refroidissement des rapports humains – risquent d’être rudes. Même les sourires pourraient devenir rares, port du masque oblige en maints endroits fréquentés. « Ce mètre cinquante de distance va changer certains aspects des relations sociales mais pas tous », précise Benoît Dardenne, professeur de psychologie sociale à l’ULiège. « Lorsqu’on attendait le bus avant la pandémie, c’était en quelque sorte la distance entre les usagers. En revanche, dans toute une série de relations amicales ou intimes, la distance habituelle était en deçà ; ces relations-là pourraient effectivement beaucoup changer, avec moins de toucher, moins d’expressions faciales vu le masque, etc. » [scald=27534928:sdl_editor_representation] Changements culturels ? Quelles pourraient être les conséquences de ce changement forcé d’habitudes dans la « gestion des corps » ? « Dans notre ancrage culturel de Belges francophones, il y a toute une série de pratiques sociales qui paraissent anodines mais qui, dans le confinement, sont apparues comme des gestes fondamentaux de lien social : comme la bise, par exemple, qui, chez nous, à la différence de pays voisins se fait aussi entre hommes », explique Olivier Servais, professeur d’anthropologie à l’UCLouvain. « Ces pratiques créent des distances dans les proximités. Or, la distance des corps, c’est que qui génère la nature implicite des liens : intimité ou au contraire respect. Aujourd’hui, l’intime, c’est un mètre et demi. Cela entraîne évidemment une perte de repères majeure – qui vient s’ajouter à toute une série d’autres : perte du rapport au temps, à la spatialité, à des groupes de base que sont la famille, les copains, les collègues… » On l’a dit, une des conséquences de ces pertes de repères profondément « incorporés » pourrait être que la distanciation physique entraîne d’une certaine manière une distanciation sociale. Distanciation que les échanges numériques et les réseaux sociaux ne parviendront pas à compenser, selon Olivier Servais, qui travaille sur les sociabilités en ligne. « Actuellement, tout ce qui se déverse sur les réseaux sociaux, c’est du manque : les personnes ne revendiquent presque plus que de pouvoir retrouver les autres », précise-t-il. « La dimension tactile participe de notre vie sociale ; et on ne peut pas juste déséduquer et rééduquer, ça ne fonctionne pas comme ça. On ne change pas une société en quelques mois. » Pour Benoît Dardenne, si une série de gestes « machinaux », comme la poignée de main ou la bise sur la joue sont effectivement menacés, ils ne sont pas, à coup sûr, condamnés. « On pourrait n’apprécier que modérément ce genre d’obligations », glisse-t-il. « Au-delà, il faut tout de même se rappeler que la façon de se saluer est très culturelle. Il y a une quinzaine ou une vingtaine d’années, les hommes chez nous ne se faisaient pas la bise pour se saluer. Dans le monde anglo-saxon, cela reste peu courant. En revanche, là-bas, les hommes se font des “Hughs”… » Gare à l’excès de confiance Une autre question centrale du déconfinement est celle du port du masque. « Le masque va nous priver de toute une série de mimiques sur lesquelles repose une partie des choses que l’on dit », explique estime Benoît Dardenne. « Combien de fois ne dit-on pas, par exemple, des choses sérieuses voire graves avec un sourire qui indique qu’on est dans le registre de la blague ou de la plaisanterie ? Ces informations, on ne les aura plus : ce qui risque d’amener quelques incompréhensions… En tout cas, il faudra s’habituer. Un peu comme on l’a fait avec les smileys qui ont accompagné l’apparition des SMS ; il faudra trouver des moyens pour remplacer toute cette partie du visage, cachée par le masque, qui envoyait énormément d’informations. On le fera peut-être tout simplement en décidant de s’exprimer de façon plus directe… » Plus « philosophiquement », le visage, c’est une longue histoire en Occident : on l’a vu ces dernières années, quand des femmes musulmanes ont revendiqué le droit de se le voiler entièrement en rue. Une histoire qui tourne autour des sentiments et de la confiance – le bandit est masqué, l’homme franc avance « à visage découvert ». Aujourd’hui, le changement est radical : se masquer est la bonne attitude à adopter et celui qui s’y refuserait serait un incivique. « On est dans une inversion complète des référents culturels », confirme Olivier Servais. « Ceux qui voient dans le port du masque uniquement un acte technique se trompent : c’est un acte éminemment symbolique ! Un acte qui est extrêmement problématique, parce que, précisément, on inverse les rapports de méfiance et de confiance, alors qu’on est déjà dans une période où les individus sont méfiants : vis-à-vis du système, des gouvernants ou de leurs voisins – puisque tout le monde peut être contaminé et contaminable. » Le professeur d’anthropologie en vient à dire que, croire que chacun va respecter cette mesure dans une sorte de « bravoure citoyenne », c’est se leurrer. « D’autant que cet effort de solidarité collective est demandé à chaque citoyen alors que depuis 20 ou 30 ans, tout va dans le sens de l’individualisation et de la diminution des solidarités collectives », ajoute-t-il. « Il y a là un décalage qui m’apparaît extrêmement fort ! » Benoît Dardenne enchaîne et conclut en affirmant que, dans les semaines qui viennent, la notion de « confiance » sera fondamentale. Et cela de manière assez paradoxale… « Dans les années où le sida est apparu, certaines études avaient montré que la confiance avait été un facteur très problématique dans la transmission de la maladie », développe-t-il. « À la première relation sexuelle, on utilisait le préservatif. À la deuxième, pour certains partenaires, ce n’était déjà plus le cas. À la troisième, à la quatrième, à la cinquième, cela devenait progressivement de moins en moins fréquent encore. Autrement dit, la confiance s’établit vite et peut devenir une ennemie des mesures de sécurité. De la même façon ici, on pourrait très vite refaire confiance à de la famille ou des amis proches et renoncer à certaines précautions dans les gestes, dans les comportements. Et ce ne serait pas une bonne chose. »

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