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Handicaps et mesures sanitaires: comment couvrir des besoins invisibles

Chaque semaine, « Le Soir » publie une chronique d’un membre de Carta Academica sur un sujet d’actualité. Cette semaine : la voix des personnes handicapées et de grande dépendance a été très peu prise en compte dans les mesures prises tout au long de la crise Covid-19. Notre pays doit en tirer la leçon et assurer la participation politique des associations représentatives des personnes handicapées pour les décisions qui les concernent.

Chronique - Temps de lecture: 8 min

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C’est une habitude culturelle et politique tenace que d’assimiler les citoyens porteurs d’un handicap à d’autres publics dont ils se distinguent pourtant nettement. On tend à associer les personnes handicapées aux personnes âgées, aux mineurs, aux malades, aux groupes précarisés… en méconnaissant la spécificité du handicap et des besoins qu’il génère.

La couverture médiatique de la pandémie Covid-19 n’a pas échappé à ces amalgames, non plus que la gestion fédérale de la crise : dans le corps des arrêtés ministériels de confinement, toutes les personnes « socialement vulnérables » faisaient pêle-mêle l’objet d’une dérogation commune (il était permis de se déplacer pour leur porter assistance et soins) ; au moment de planifier le déconfinement, une membre unique de la task force était censée représenter tous les enjeux sociaux, handicaps compris.

Critiquable en fait, cette assimilation est aussi difficilement compatible avec la Convention relative aux droits des personnes handicapées. Elle fait l’impasse sur les changements que la Convention est censée induire dans la pratique politique des États.

Le « phénomène du handicap »…

La Convention relative aux droits des personnes handicapées (CDPH), adoptée par l’ONU en 2004 et ratifiée par la Belgique en 2009, est le résultat d’une évolution dans la compréhension du « phénomène du handicap ».

Aboutissement d’années de controverses en sciences anthropologiques et médico-sociales, l’article 1 de la Convention valide une conception interactionniste du handicap. Sous cette compréhension, le handicap d’une personne ne se confond plus avec ses incapacités, mais résulte de l’interaction entre ses capacités physiques, mentales, intellectuelles ou sensorielles et les barrières qu’oppose son environnement. Autrement dit, plus l’environnement (physique, social, légal) est adapté aux capacités et incapacités diverses, plus les handicaps se résorbent. Au contraire, plus l’environnement est modelé selon une norme « capacitiste », qui fait fi des incapacités, plus des personnes s’en trouvent « handicapées » dans leurs chances de participation sociale.

Une conséquence majeure de cette compréhension est la reconnaissance de ce que le handicap ne disparaît jamais complètement, mais se déconstruit et se reconstruit au fil de la vie sociale et politique. À chaque modification de l’environnement, les personnes « handicapées » peuvent, soit se voir reconnaître des solutions adaptées à leurs caractéristiques propres, soit se faire reléguer au statut de citoyens de seconde zone, en marge d’une société « normale ».

… des marges de la société « normale »…

Dans le nouvel « environnement-Covid-19 » de ces derniers mois, certaines problématiques liées au handicap ont suffisamment interpellé pour émerger çà et là dans les médias. En ont notamment fait partie : l’inquiétude quant à l’accès aux soins intensifs (certaines personnes handicapées risquant de se faire assimiler à tort à des malades en fin de vie) et la pénurie de matériel sanitaire dans les services d’hébergement (au même titre que les maisons de repos). (1)

L’essentiel du vécu des handicaps dans l’« environnement-Covid-19 » est cependant resté confiné dans des espaces invisibles. On a beaucoup commenté la manière dont les règles de confinement influaient sur la situation des personnes « valides » ; on a beaucoup moins pris en compte la manière dont elles pèseraient sur certaines catégories de personnes handicapées. On pense notamment à de nombreuses personnes autistes, déficientes intellectuelles ou sujettes à certaines maladies mentales, que le confinement a pu placer dans des situations d’angoisse extrême, sans qu’un assouplissement des règles ne soit prévu à leur avantage ; aux personnes que leur handicap rend dépendantes des services de livraisons à domicile en temps normal, qui n’ont pas été reconnues prioritaires face à ces services soudain surchargés ; à celles qui, s’approvisionnant elles-mêmes, en sont incapables dans les circonstances actuelles ; à toutes les personnes en grande dépendance restées dans leurs familles, sans bénéficier d’aménagements des règles de confinement ni de déconfinement prioritaire des services de répit ; à ces familles lorsque le temps consacré à leur proche n’a pas été compensé par un allégement du (télé-)travail, en l’absence d’extension du congé parental ou de communication claire quant aux aménagements raisonnables associés ; aux personnes au contraire séparées de leur famille, toujours dans l’attente d’un agenda clair pour les visites et sorties. On pense encore à toutes les personnes aveugles, sourdes ou déficientes intellectuelles vivant seules, qui ne bénéficient que d’une partie des informations sur les droits et obligations maintenus ou suspendus.

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Concentrée qu’elle était – à juste titre – sur le milieu hospitalier et les services résidentiels en pleine tempête, l’attention politique et médiatique s’est aussi beaucoup moins tournée vers les soins et services à domicile, drastiquement réduits et projetés en bout de file des stratégies de testing. La nébuleuse de souffrances invisibles qui en a résulté, tant physiques que psychiques, est difficile à évaluer.

Autant de voix peu audibles dans le brouhaha ambiant, que le droit du handicap incite à faire ressortir urgemment pour planifier la suite.

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… au cœur de l’espace politique

On serait de mauvaise foi en prétendant que le handicap a été intégralement oublié des décisions politiques, en niant l’efficacité de la gestion de la crise, ou encore en omettant de saluer la solidarité spontanée et l’inventivité des services publics, qui ont pu soulager de multiples problèmes imprévus. Des investissements ont par ailleurs été récemment annoncés dans les trois Régions du pays, prêts à assurer la suite : tant mieux !

Il faut toutefois rappeler que la relégation à la solidarité spontanée, à l’invisibilité politique, et aux décisions différées imposées sans concertation, fait précisément partie de ce contre quoi s’est construit le droit des personnes handicapées. L’article 4, §§ 1 et 3, de la CDPH, en particulier, consacre deux obligations essentielles auxquelles la Belgique a souscrit, mais qu’elle a largement négligées jusqu’ici.

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L’obligation de « handistreaming », d’abord, consiste à passer proactivement les décisions politiques au crible des handicaps, de manière à y insuffler une diversité et des dérogations nécessaires. Le point commun de la plupart des situations de handicap citées ci-avant est qu’elles auraient pu connaître des mesures d’atténuation simples et immédiates. Un handistreaming plus systématique pourra l’assurer dans le futur.

Une voix peu entendue

L’obligation d’assurer la participation politique des associations représentatives des personnes handicapées pour les décisions qui les concernent – en plus de la concertation sociale des professionnels du secteur du handicap – conforte cet objectif et lui ajoute une forte exigence démocratique. Au plus fort de la crise, le Conseil national supérieur des personnes handicapées a cherché à endosser ce rôle de sa propre initiative, à défaut de consultation obligatoire ou de réflexe automatique de la part des décideurs politiques (2). Jusqu’ici, sa voix est restée – on pouvait s’y attendre – peu entendue dans la cacophonie générale.

Plus incompréhensible est la composition de la task force fédérale, censée succéder aux bricolages d’urgence, qui ne comprend toujours aucun représentant du handicap. Cela fait craindre des plans de déconfinements-reconfinements qui négligeraient systématiquement certaines priorités, faute d’avoir réuni toutes les voix nécessaires, ou qui tiendraient trop peu compte de la diversité de réponses qu’appellent les handicaps.

La messe est loin d’être dite. Il faudra remodeler maintes fois l’« environnement-Covid-19 » avant de pouvoir s’en débarrasser. Ce travail ne peut entraîner une mise à l’écart répétée de segments peu visibles de la population ; il est pour la Belgique une occasion cruciale d’honorer les engagements qu’elle a pris en ratifiant la CDPH, dont l’intérêt en l’espèce n’est pas que symbolique. Handistreaming et participation, couplés à une ferme volonté politique, devront aider à limiter l’effet marginalisant de cet environnement instable pour les plusieurs centaines de milliers de citoyens concernés (3).

(1)  Pour une analyse de l’accès aux soins de santé des personnes handicapées pendant la crise sanitaire.

(2) Voy. en particulier les avis 2020/7, 8, 9 et 10 du Conseil national supérieur des personnes handicapées.

(3) Toutes les sources utilisées dans cet article sont consultables sur cette page web.

Les chroniques de *Carta Academica sont accessibles gratuitement sur notre site :

Assange et les biais cognitifs, par Vincent Engel et Annemie Schaus

Emir Kir : les effets délétères d’une démagogie tolérée, par Marc Uyttendaele

Métamorphoses d’une carte : du Goulag du coton aux Nouvelles routes de la soie, par Yves Moreau

L’effet des décisions judiciaires sur l’opinion publique n’est pas nécessairement là où on le croit, par Olivier Klein

Lettre ouverte au Roi : le temps est venu d’être créatif, par Anne-Emmanuelle Bourgaux

L’individualisation des droits sociaux : d’où vient-on ? où va-t-on ?, par Michel Gevers

Répondre au populisme ?, par Yves Cartuyvels

Quand Patrick Chamoiseau écrivait : « Esquisser en nous la voie d’un autre imaginaire du monde… », par Sophie Klimis

Désormais les « minettes » sont aussi des auteures, par Nathalie Frogneux

Coronavirus : être proches… à distance ?, par Laura Merla

Chroniques brésiliennes ou le Brésil sous Bolsonaro, par Michel Gevers

Virus et humains, maîtrise ou cohabitation ?, par Julie Hermesse, Frédéric Laugrand et Olivier Servais, anthropologues à l’UCLouvain

La prison face au covid19 : zoom sur un angle mort de la démocratie, par Yves Cartuyvels, professeur à l’Université Saint-Louis-Bruxelles ; Olivia Nederlandt, chercheuse FNRS à l’Université Saint-Louis-Bruxelles ; Marc Nève, maître de Conférences à l’Université de Liège

L’état d’urgence, une exception qui confirme la règle ?, par Sophie Klimis, professeure ordinaire de philosophie, Université Saint-Louis-Bruxelles.

Confinement : tous résilients, vraiment ?, par Nicolas Marquis, sociologue, Casper, Université Saint-Louis – Bruxelles.

Invitation à partir des homes pour sortir de la langueur, par Iris Derzelle, doctorante en philosophie à l’Université Paris-Est Créteil.

Penser et agir à partir de la vulnérabilité, par Diane Bernard, professeure à l’Université Saint-Louis – Bruxelles (droit et philosophie)

La voie des masques, par Bénédicte Fontaine, doctorante en anthropologie au Laboratoire d’Anthropologie Prospective de l’UCLouvain ; et Pierre-Joseph Laurent, professeur, membre du Laboratoire d’anthropologie prospective de l’UCLouvain et de l’Académie royale de Belgique.

Solidarités ennemies, par Vincent Engel, écrivain, professeur à l’UCLouvain.

L’écologie au service de l’économie : focus sur l’agriculture, ici et maintenant, par Caroline Nieberding, PhD Sciences Biologie, professeure en Ecologie terrestre à l’UCLouvain.

 

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2 Commentaires

  • Posté par Biot Philippe, lundi 1 juin 2020, 18:24

    Les enfants et grands enfants, avec un retard mental, évoluent souvent dans un espace scolaire dans lequel ils sont en pleine confiance, encadrés par des personnels particulièrement sensibles et attentifs. Beaucoup d'entre eux sont internes. Ils ont donc leur monde, un ensemble dans lequel chacun d'eux existe avec chacun; Confinés chez leurs parents ils perdent tous leurs repères, tous leurs amis, tous leurs contacts et ils ne savent pas comment s'occuper, avec qui plaisanter, Les parents n'arrivent pas à faire pour eux ce que les personnels du centre font naturellement. Au retour, ils ont été testés. Puis ils ont recommencé à vivre. Demander à ces jeunes de garder la distance sociale? Ne pas coller les enseignantes? Ne pas leur faire la bise? A côté d'eux ou d'elles, notre confinement c'est de la gnognotte.

  • Posté par Platteau Olivier, lundi 1 juin 2020, 18:33

    Entièrement d'accord avec vous

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