Les Racines élémentaires de Nathalie Uffner: «Toute sa vie, j’ai vu mon père pleurer son père perdu»

Elle s’apprêtait cette année à fêter les 25 ans du Théâtre de la Toison d’Or, avec des affiches qui promettaient déjà des moments de bonheur (Alex Vizorek, Guillermo Guiz, Myriam Leroy, un spectacle sur Marc Moulin…). Depuis le vendredi 13 mars, à minuit, Nathalie Uffner, directrice artistique du TTO, a vu son rêve tourner au vinaigre. Voire au cauchemar : le TTO est peu soutenu par les pouvoirs publics. Sa survie repose sur la billetterie. Et sur la nécessité de remplir les salles. On en est loin aujourd’hui, même après les annonces de réouverture prochaine… mais à distance et avec donc des salles à moitié vides. Contrainte au confinement, Nathalie Uffner a pris le temps, une fois la stupéfaction passée, de repenser son métier. D’opérer aussi, à notre demande, un grand retour sur son passé : celui de ses origines familiales, juives polonaises. Comme celui de ce qu’elle appelle ses « blessures narcissiques », lorsqu’elle voulait devenir comédienne et que tout semblait s’opposer à ses aspirations profondes. Je ne serais pas devenue qui je suis si… Si je n’avais pas eu les parents que j’ai eus. Ils ont été des enfants cachés. Et ont souffert tous les deux d’avoir perdu leurs pères dans les camps, après avoir été déportés à Auschwitz en 1942. Je suis issue de cette histoire-là. Je ne peux oublier que, durant toute sa vie, j’ai vu mon père pleurer son père perdu. En 1942, il avait onze ans, et ma mère neuf. Ma mère était de Liège, et a été cachée dans un couvent à Herve, avec son frère. Mon père était caché à Bruxelles, au-dessus d’un bordel près de la place de la Monnaie, puis dans un château en Wallonie, avec d’autres jeunes juifs. En quoi cela a-t-il eu un impact sur vous ? Très vite, j’ai été une petite fille qui vivait indirectement la douleur de mes parents. J’étais quelqu’un d’hyper-sensible. Mon parcours scolaire, puis mes premiers pas dans le milieu de l’art dramatique, tout a été semé d’échecs. Tout était difficile, mais je me suis toujours battue comme si c’était une question de survie… sans en avoir conscience. Je recevais la douleur de mes échecs, mais j’en faisais quelque chose. Ce vécu-là m’a construite, depuis toute petite. On en parlait, en famille, de ce passé douloureux ? Oui, en partie, mais moi j’étais tétanisée, je n’avais pas trop envie d’aller par-là. Ça faisait mal. Quand mon père en parlait, ça le faisait pleurer. Et pour un enfant, voir son père pleurer, c’est dur. Pendant des années, quand je pensais à mon père, je pleurais parce qu’il pleurait. Qui étaient vos parents ? Mon père était un homme très drôle. Ma sensibilité à l’humour vient de lui, c’est clair et net. Il adorait Bedos, Fernand Raynaud… C’est lui qui m’a donné tout ça. Avec lui, je pouvais avoir des conversations sur la vie. Pas avec ma mère, qui était une petite femme discrète, coquette, et qui était au fond restée la fille de sa propre mère. Vous avez des racines polonaises. Qu’en reste-t-il ? Mon arrière-grand-père maternel, Isidore Bernstein, était juif polonais. Il était de Lodz, tout comme mes autres grands-parents. Il a dû être pogromé ou déporté. La fille d’Isidore, ma grand-mère, est arrivée en Belgique vers 1930. Elle parlait français avec un accent yiddish inimaginable. Alors que mon autre grand-mère, paternelle, avait un accent bruxellois. Nous n’avons dans la famille gardé aucune affection pour les Polonais, qui étaient un peuple très antisémite. Le rapport aux Polonais et aux Allemands était un peu crispé. Après, on sait que les choses ont évolué… Vous venez d’une famille juive laïque. Cela compte ? Ce qui est sûr, c’est que mon père m’a transmis des choses. Sur la laïcité, notamment. Il était anti-religieux. Et ça m’est resté. Mon mari Albert a eu, lui, une éducation beaucoup plus juive, séfarade, je veux dire dans la tradition religieuse. Mes parents vivaient leur identité de façon communautaire. C’était l’histoire, qui devait être transmise de génération en génération : les racines, la cuisine, la culture, la souffrance… C’est ça qui était transmis. Et la cuisine… Je vendrais ma mère pour un morceau de gefilte fish ! [scald=27574675:sdl_editor_representation] Albert, l’homme de votre vie, occupe une place importante dans votre histoire… Oui, et à la première question que vous m’avez posée, j’aurais pu répondre par une deuxième réponse : je n’aurais pas été qui je suis sans ma rencontre avec lui, il y a déjà 28 ans. Nous avons eu deux enfants ensemble. C’est depuis que je connais Albert, qui est juif séfarade, d’origine égyptienne, alors que moi je suis ashkénaze, que l’on fait quelques fêtes juives. Les parents d’Albert ont été, comme beaucoup de juifs, chassés d’Egypte par Nasser, en 1956. Ils ont connu l’exil, du jour au lendemain, et sont arrivés par bateau. Tout cela alors qu’avant Nasser, les juifs vivaient en paix avec leurs voisins arabes. Albert est né peu après, en 1961. Sa famille avait bénéficié de l’instruction. Ils sont tous devenus médecins, chercheurs. Tandis que mes parents, qui n’ont pas été à l’école, ont été autodidactes. Ils n’avaient pas la culture de l’enseignement. Ma sœur et moi avons été livrées à nous-mêmes au niveau scolaire. Parce que mes parents n’avaient pas le temps. Jusqu’à la fin de sa vie, il y a un an, mon père a toujours dit en pleurant : « si mon père n’avait pas été déporté, j’aurais fait des études et je serais devenu médecin. » Il est devenu fourreur, avec ma mère. Vous avez créé le TTO ensemble… C’est la rencontre d’Albert, comme celle de Sylvie Rager, que je connaissais depuis l’adolescence, et de mes amis d’enfance Sylviane et Alain, qui m’a permis de me lancer un jour dans ce grand projet, le projet de notre vie. En ouvrant ce théâtre en 1995, j’ai appris un métier que je ne connaissais pas : directrice artistique. J’ai appris aussi la mise en scène, à laquelle je n’avais pas été formée. Il fallait une sacrée dose d’inconscience ? Totalement ! C’était : « on y va et on ne se pose pas de questions ! » A l’époque, le lieu était un ancien cinéma abandonné, le Clichy, avec les sièges encore d’origine. On a dû enlever des rangées, reconstruire une scène, aménager les éclairages… Sylvie avait fait Solvay, comme Albert, et travaillait à l’époque à la Petrofina. Mais elle voulait arrêter, et trouvait super l’idée d’ouvrir un lieu, bar ou théâtre. On fantasmait. A l’époque, je faisais des spectacles à la Samaritaine qui marchaient. Là-dessus, je rencontre Albert, qui était lui aussi dans un changement de sa vie professionnelle. Je lui parle de cette idée. Il me dit « allons-y, essayons ! » Un jour, je tombe sur Eric Vauthier, qui s’occupait à l’époque des Petits-Déjeuners du cinéma, et qui me dit « tu sais, Nathalie, dans l’intérieur de la galerie de la Toison d’or, il y a un cinéma qui est fermé depuis vingt ans ». Or, mes parents avaient un magasin dans la galerie, depuis vingt-cinq ans. Ils étaient teinturiers, spécialisés dans la fourrure, le daim et le cuir. J’ai été voir le gérant de la galerie, on lui a parlé de notre projet… et c’était parti. On était cinq, et on a tous mis une part de départ qui était ridicule. Comment s’improvise-t-on directrice artistique ? J’ai dû tout inventer, sans formation. Et j’ai dû inventer une programmation. Dans les premières années, ce qui a contribué à notre succès, c’est ma collaboration, qui existait déjà avant, avec Laurence Bibot. On avait fait Bravo Martine à Boitsfort. On s’est dit qu’on allait ouvrir le TTO avec Bravo Martine. On n’y croyait pas trop. 220 places à remplir tous les soirs. Or, dès qu’on a commencé, il y avait des files jusque sur la chaussée d’Ixelles. Cela a commencé comme ça, avec Laurence, rencontrée à la Ligue d’Impro. Et puis rapidement, Marc Moulin nous a rejoints. Une rencontre très importante. Il travaillait à la RTBF, avec notamment Soda, qui était une grande amie à moi. Marc était venu, un soir, voir un spectacle à la Samaritaine, et nous a dit : « moi, un jour je veux écrire pour vous trois. » Et c’est ce qu’il a fait, lorsqu’on a ouvert le théâtre, avec Les aventures du docteur Martin, dès la deuxième saison. Puis est arrivé Sébastien Ministru, qui est devenu un fidèle du TTO. On est tout de suite devenus complices, et puis amis. Avec Laurence et Marc, on a commencé à exister. Albert, dit de vous : « son histoire est celle d’une outsider. » Ça ramène à ce que je disais, sur le combat et l’instinct de survie. Je ne suis pas une intellectuelle. Je suis une instinctive. A l’école, j’étais cancre total. Je rêvais au lieu d’écouter. C’était la cata. Mais j’étais maline, et si j’ai réussi, c’est parce que je trichais. Après, j’ai entamé des études de philo, à l’ULB, mais je ne comprenais rien de ce qui se disait. Et puis, sur les bancs de l’unif, j’ai rencontré deux gars qui faisaient du théâtre amateur, et j’ai fait du théâtre amateur. Je me suis présentée à l’Insas, comme comédienne, on m’a jetée. J’étais totalement immature. Je me présente l’année suivante au Conservatoire et je rate l’examen d’entrée. Je me re-présente l’année d’après et je suis prise. Au bout de trois ans, mon professeur titulaire, Pierre Laroche, me dit : « écoute Nathalie, quand tu joues, le jury extérieur ne comprend pas… Ils disent que ce métier n’est pas fait pour toi. » Et si on rit quand je joue, disent-ils, c’est parce qu’on me trouve sympathique. Et donc, Pierre Laroche me dit : « arrête le Conservatoire ». Heureusement à l’époque, j’étais engagée dans une pièce à Paris, qui s’appelait Fin de tournage. Le fait d’avoir été choisie pour ce rôle, qu’on a joué trois mois, cela a été comme un déclic. Le spectacle a cartonné, j’ai pris confiance en moi, et après j’ai écrit mon premier seule-en-scène, avec Ariane Le Fort, La vie merveilleuse de Sarah Epstein. [scald=27574676:sdl_editor_representation] De quoi rêviez-vous ? Je voulais être comédienne. Mais ce n’était pas l’amour des grands textes. C’était, comme pour la plupart des comédiens, une blessure narcissique qu’il fallait combler. La base, c’est cette blessure, qui nous mène à ça. Après, on peut aller vers autre chose. Mais moi, la blessure était là. Et je déguste, dans ces années-là. Car ce n’est pas fini. Après, je vais dans la Ligue d’impro, au début des années 90, qui venait à l’époque d’être créée… et on me vire, deux ans après. Et à la Ligue, on était viré par ses condisciples. C’était hyper dur. J’ai été virée de tellement d’endroits ! J’ai pleuré. Eté voir un psy. Je me disais : « si je n’y arrive pas, je vais faire autre chose ». J’avais cette confiance en moi. Je savais au fond de moi que j’allais toujours me débrouiller. Et puis, en 1992, je rencontre Albert, et c’est essentiel, parce qu’il m’a protégée de ce milieu qui ne me voulait pas. Quand on a ouvert le théâtre, le milieu ne nous a pas accueillis les bras grands ouverts. Il y avait une sorte de mépris. Entre ceux qui m’avaient connue dans les écoles, qui se disaient : « Quoi ! Elle ouvre un théâtre ? C’est la plus mauvaise… », et ceux qui trouvaient que ce qu’on proposait n’était pas assez intéressant, trop vulgaire, on a dégusté. Ce qui nous a sauvés, c’est que le public est venu ! C’était l’opposé exact de ce qui se passe dans d’autres théâtres, où l’on ne voit que des gens du métier, mais pas vraiment le public. La chance que j’ai eue, c’est que j’ai rencontré le goût des autres. Manifestement, ce qui me plaisait plaisait à beaucoup de gens. L’ADN du TTO, c’était d’emblée une envie de comédie ? Oui, tout de suite, c’était une évidence. Dès la première réunion, on s’est dit qu’on allait ouvrir un lieu dédié au divertissement et à la comédie. Ça n’existait pas. Il y avait le Théâtre des Galeries, mais qui jouait des pièces françaises. Or nous, on allait venir avec des comédies décalées, écrites par des artistes d’ici. C’était un genre qu’on ne voyait pas à Bruxelles, à l’époque. Et c’était de la création. Sébastien Ministru, Marc Moulin, Myriam Leroy… tous ont créé leurs premières pièces chez nous. Aviez-vous à vos débuts une revanche à prendre, sur vos années de galère ? Non, ce n’était pas de la revanche. Je voulais m’amuser. Tout partait de là : mon propre amusement avant tout. J’ajouterais que, ayant été fan de Michel Fugain et du Big Bazar au début des années 70, j’en avais gardé la fascination pour l’idée de troupe. La blessure narcissique des débuts s’est-elle refermée ? Oui. Je suis beaucoup plus sereine. Je n’ai plus besoin de jouer comme avant. J’ai plus de plaisir à mettre en scène, aujourd’hui. Qu’aimeriez-vous que l’on retienne de vous ? Que je ne suis pas une solitaire. J’ai été très bien accompagnée. Je le suis encore. Ça, c’est la base. Toute seule, je n’aurais pas fait tout ce que j’ai fait. Aujourd’hui, je n’ai plus vingt ans, je vieillis. J’espère garder ma vivacité le plus longtemps possible. Le jour où elle ne sera plus là, j’espère que j’aurai encore assez de conscience pour laisser la place aux autres.

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