« Les villes syriennes comme Kobane sont un mille feuille d’explosifs »

Emmanuel Sauvage, coordinateur régional de Handicap international en déminage et en prévention basé en Jordanie, a jadis travaillé en Bosnie. Il s’est récemment rendu plusieurs fois à Kobane, la ville martyre syrienne proche de la frontière turque, et coordonne les programmes d’assistance à la population syrienne. Cinq ans après le début de la guerre en Syrie, dans quel état sont les villes de ce pays ? A Kobane, le niveau de destruction est inimaginable. J’ai travaillé en Bosnie au début des années 2000 et, à Mostar ou Sarajevo, des quartiers avaient été fortement endommagés avec des pertes humaines terribles. Mais à Kobane, tout est détruit, pratiquement rasé. Tous les camps ont, l’un après l’autre, bombardé la ville. J’y suis allé avec un expert en déminage et nous avons découvert un effroyable entassement de gravats et de munitions non explosées. Nous avons observé une moyenne de 10 munitions par mètre carré dans le centre-ville : on se retrouve face à une couche de bombes à désamorcer, en dessous de laquelle il y a une couche de gravats, eux-mêmes posés sur une autre couche d’explosifs. Un vrai mille-feuille. Le déblaiement de ces gravats sera extrêmement difficile : il ne sera pas question d’y aller au bulldozer, sous peine de voir toutes ces munitions exploser. Je n’ai pas pu me rendre à Homs ni dans les autres villes syriennes, mais les images qui nous arrivent montrent le même genre de destructions généralisées. Si la guerre s’arrêtait demain, combien de temps faudrait-il pour nettoyer ces villes ? En Bosnie, les accords de paix de Dayton ont été signés en décembre 1995 : vingt ans plus tard, après d’intenses travaux de déminage, la Bosnie n’est décontaminée qu’à 50 %. En Syrie, toutes les parties au conflit ont pilonné, bombardé, y compris avec des armes à sous-munitions, pourtant interdites. Des mines antipersonnel et antichars, elles aussi illégales, ont été massivement utilisées. Il y a aussi eu un nombre gigantesque d’engins explosifs improvisés : par exemple des bonbonnes de gaz bourrées d’explosifs et de morceaux de métal, bricolées pour faire le plus de dégâts possibles. Avez-vous documenté ce que vous avez trouvé, de façon à pouvoir un jour lancer des poursuites contre les parties à ce conflit devant la Cour pénale internationale ? Les traités internationaux interdisant les mines et les armes à sous-munitions ont été ratifiés par un nombre important de pays, ce qui leur a conféré une portée universelle : ces armes sont désormais interdites, même pour les Etats n’ayant pas ratifié ces traités, comme par exemple la Russie. Sur ces thèmes, nous travaillons en coalition avec d’autres organisations. C’est surtout Human Rights Watch qui se charge de collecter des informations pouvant mener à des poursuites, et de dénoncer ces crimes. En octobre dernier, HRW a ainsi montré qu’un nouveau type d’arme à sous-munitions de fabrication russe avait été utilisé près d’Alep, très probablement par l’armée russe en appui au gouvernement syrien. Notre but à nous, Handicap international, c’est d’aider les populations civiles par tous les moyens, et pour cela, il vaut mieux ne pas nous fâcher avec des belligérants qui pourraient nous priver d’accès. Précisément, comment venez-vous en aide aux civils syriens ? Depuis le début de la crise, nous avons aidé 600.000 personnes, déplacées ou réfugiées, essentiellement celles qui n’avaient pas accès à l’aide générale : des femmes enceintes, des personnes âgées ou handicapées, des blessés, des personnes mutilées, en leur fournissant des aides à la mobilité, des soins, des colis de nourriture, une aide financière et un soutien psychosocial. Nous avons aussi lancé des programmes de sensibilisation aux risques posés par les restes explosifs de guerre, surtout à destination des familles ayant décidé de rentrer malgré tout en Syrie. Et nous plaidons aussi auprès des autres agences humanitaires pour qu’elles n’oublient pas les personnes handicapées. Il suffit parfois dans un camp d’une rampe d’accès vers des sanitaires pour leur faciliter la vie.

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