Comment le multilinguisme a transformé Bruxelles
Avec 104 langues parlées sur son territoire, Bruxelles est devenue la deuxième ville la plus cosmopolite du monde. Comment s’adapter à ce contexte multilingue ? Le défi est immense. Enseignement, accès au marché de l’emploi… Tout est à réinventer, en plusieurs langues.

Bruxelles cosmopolite », c’est devenu un pléonasme. Aujourd’hui, on compte 104 langues parlées pour 185 nationalités recensées. La ville bouillonne. Qui n’a pas pris un tram, un métro ou un bus d’où s’échappent des mots en anglais, espagnol, arabe ou encore italien ? Oui, Brussels est bien la deuxième ville la plus cosmopolite du monde après Dubaï. Résultat : un certain nombre de langues se font de plus en plus une place dans cette ville historiquement dominée par le français et le néerlandais. Ce n’est pas sans difficultés.
Inez Oludé da Silva, exilée politique brésilienne, en a fait l’expérience à son arrivée à Bruxelles, en 1976. « J’ai été reçue par l’Eglise réformée. Le pasteur qui nous a accueillis nous avait donné “rendez-vous” le lendemain, mais au Brésil, “rendez-vous” cela veut dire “bordel”, depuis la colonisation et la présence de prostituées françaises. » Difficile de s’adapter sans se comprendre. « Aujourd’hui, je maîtrise plusieurs langues : le portugais, le français, l’anglais, un peu l’espagnol et je me mets au russe », lance-t-elle dans ce café situé au cœur de Saint-Gilles. Pour Inez, « Saint-Gilles, c’est le village du monde. Vous venez un après-midi dans ce quartier quand il y a un peu de soleil, et c’est Babel ».
A l’image d’Inez, Bruxelles est profondément multilingue. « On est dans un terreau qui était multilingue et qui l’est resté, contrairement à la situation en France, par exemple, où l’on a étouffé les langues locales », relève Laura Calabrese, sociolinguiste à l’ULB. Parmi les langues les plus utilisées, on retrouve dans l’ordre le français, l’anglais, le néerlandais, l’arabe, puis l’espagnol. Les chiffres du Brio (baromètre linguistique) sont clairs : l’usage du néerlandais et, dans une moindre mesure, du français baisse. Des langues comme l’anglais se taillent de plus en plus la part du lion.
Le monde est petit : 161 km²
« On a assisté à une véritable explosion de couleurs dans ce pays », se réjouit Inez. La réalité bruxelloise, c’est sa diversité. En 1993, l’Union européenne s’y installe définitivement. L’Otan, de nombreux lobbys et des organisations internationales ont également fait le choix d’ouvrir boutique dans la capitale. Avant cela, différentes vagues de migration avaient déjà façonné le visage multiculturel de la capitale. Comme celles des Marocains, Turcs ou Congolais venus poser leurs valises dans les années 60.
D’autres villes, comme New York, Londres ou encore Paris, ont connu des phases similaires dans leur histoire. « Ce qui singularise Bruxelles par rapport à d’autres capitales tient à trois choses : un régime bilingue officiel ancré dans les institutions, la taille modeste de Bruxelles et la physionomie urbaine de la ville. Les personnes issues de l’immigration sont au cœur de la ville », justifie Jürgen Jaspers, sociolinguiste et professeur à l’ULB, ce qui veut dire que « les langues se rencontrent dans le centre ».
Le cosmopolitisme a ses raisons que la raison ignore
Bruxelles est cosmopolite, « that’s a fact ». Difficile pourtant d’affirmer que ce soit un mariage heureux. Chaque langue semble rester dans son coin, et a du mal à sortir de sa chambre. La ville est plutôt « ghettoïsée », affirme la sociolinguiste Laura Calabrese, car « les gens se retrouvent beaucoup entre eux ». Le mariage entre Bruxelles et le multilinguisme bat de l’aile mais tout n’est pas perdu. « Chacun vit dans sa petite bulle, mais ça n’empêche pas le sentiment d’être dans une cohésion. On parle plutôt de juxtaposition que d’intégration dans une grande communauté », justifie quant à lui Dirk Jacobs, sociologue et professeur à l’ULB.
Pourtant, des couples changent la donne. « Il y a des gens qui viennent de partout, et c’est tellement cosmopolite que deux personnes de deux communautés différentes peuvent se rencontrer », lancent Sevil et Mike, respectivement belgo-turque et belgo-mexicain. Ils ne sont pas les seuls. En 2018, près d’un Belge sur trois s’est marié avec une personne de nationalité étrangère à Bruxelles, selon Statbel. « Les partenaires formant des mariages linguistiquement mixtes optent généralement pour une seule langue, mais tous deux entendent transmettre leur propre langue à leurs enfants », analyse le sociologue Rudi Janssens.
Pour autant, la famille unilingue francophone, norme d’autrefois, n’a pas dit son dernier mot. Notamment grâce aux troisièmes et quatrièmes générations de la communauté maghrébine. « Ce groupe cherchait principalement un partenaire dans le pays d’origine des parents ou des grands-parents, une majorité d’entre eux choisissent maintenant un ou une partenaire qui a grandi à Bruxelles », continue le sociologue. La troisième ou quatrième génération est alors plus encline à choisir le français comme seule langue maternelle.
Les langues à Bruxelles : apprendre ou à laisser
Et à côté des langues parlées à la maison, il y a les langues apprises à l’école. Un enjeu de taille dans une ville aux 104 idiomes. L’ambition de Sven Gatz (Open VLD), ministre chargé de la Promotion du multilinguisme : faire en sorte qu’à 18 ans, « tout le monde soit trilingue à Bruxelles ». Une volonté assumée, donc, de dépasser le clivage francophones/néerlandophones.
On en est encore loin. Le quatrième baromètre linguistique de Rudi Janssens le révèle : si la maîtrise de l’anglais est stable, celle du français est en léger recul. Mais la langue qui inquiète surtout les sociologues, c’est le néerlandais. En 17 ans, la proportion de Bruxellois qui affirment maîtriser la langue a en effet presque diminué de moitié. Ils étaient 20 % des élèves dans l’enseignement francophone à Bruxelles à considérer avoir un niveau « bon à excellent » en 2001, date du premier baromètre linguistique. Ils ne sont plus que 7,8 % en 2018.
Nonante pour cent des Bruxellois se disent aussi favorables à un enseignement primaire bilingue. Un chiffre qui en dit long sur le sentiment d’insatisfaction par rapport à la politique en matière d’enseignement : « Pourquoi tout cet investissement ? Pourquoi toutes ces heures de cours de langue ? On est là face à un dysfonctionnement clair », assène le sociologue Dirk Jacobs. Et il insiste : « C’est surtout du côté francophone qu’on doit faire un effort. » Les Bruxellois s’en rendent finalement vite compte : au moment de se lancer sur le marché du travail, ça coince.
C’est le cas d’Amandine Deswert, jeune diplômée en sciences politiques. Elle a pourtant suivi des cours de néerlandais, depuis l’école primaire jusqu’à l’université. « Et je pensais honnêtement que ça suffirait. Mais plusieurs fois, j’ai reçu des super propositions de job, avant d’être recalée à l’étape linguistique… Maîtriser les langues, dans le domaine qui m’intéresse (la diplomatie belge), c’est clairement la condition numéro un », explique-t-elle, installée dans un café de la place du Luxembourg, à deux pas du Parlement européen. « The place to be » pour cette amoureuse de la politique européenne. Elle sort de son sac un syllabus bleu : « C’est mon cahier de cours de néerlandais… C’était super frustrant pour moi, donc j’ai dû m’y mettre. »
Amandine n’est pas la seule concernée. Vivre dans une ville cosmopolite, cela implique aussi de travailler dans un contexte multilingue. Selon Actiris, la moitié des offres d’emploi à Bruxelles mentionne des exigences linguistiques. « Et dans 80 % des cas où des langues sont demandées, c’est le néerlandais qui est le plus cité, parfois en combinaison avec l’anglais », ajoute Jan Gatz, porte-parole du service public de l’emploi. En parallèle, l’enquête du Brio révèle que 90 % des demandeurs d’emploi bruxellois interrogés ne maîtrisent pas le néerlandais. On comprend vite le problème.
Vers une éducation multilingue ?
Mais Bruxelles est une ville majoritairement francophone. « Dus », voilà, pourquoi se casser la tête à apprendre d’autres langues ? « Un cercle vicieux », d’après plusieurs sociologues, dont Dirk Jacobs et Jürgen Jaspers. Ils estiment qu’il ne faut surtout pas réduire les exigences linguistiques, mais bien prendre le problème à la racine.
« L’objectif, c’est d’assurer que la maîtrise des langues soit à la hauteur, peu importe le système d’enseignement utilisé. Chaque école, à Bruxelles, devrait être de qualité », affirme Dirk Jacobs. Le sociologue pointe du doigt la logique « dépassée » de classification linguistique des écoles. Et la pression exercée sur le système néerlandophone, de plus en plus convoité par les francophones. « Le signal politique qu’on donne aujourd’hui, à Bruxelles, c’est qu’il faut faire un choix. Il faut placer son enfant soit dans le système francophone, soit dans le système néerlandophone. Avec des écoles multilingues, on donnerait un tout autre signal : celui qu’il y a une communauté bruxelloise », lance-t-il.
Si les Bruxellois doivent aujourd’hui s’adapter au contexte multilingue de la capitale, dans la rue ou au travail, les institutions sont elles aussi amenées à évoluer. Tôt au tard. Et peut-être « eerder laat dan vroeg », vu les divergences qui persistent entre partis flamands et francophones. A voir jusqu’où pourra aller le légendaire compromis à la belge.
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