Emmanuel Lincot: «Face à Pékin, pas de bloc comme durant la guerre froide»

Covid-19, Hong Kong, les Ouïghours, Huawei : les sujets de tension entre la Chine et ses partenaires commerciaux ne manquent pas. Avec quelles conséquences ? Le point avec Emmanuel Lincot, professeur à l’Institut catholique de Paris et spécialiste de la Chine. Les relations de la Chine avec les pays occidentaux se sont dégradées. Les États-Unis arrivent-ils à convaincre leurs alliés de les suivre ? Aux USA, le dossier chinois s’est plus que jamais invité dans le débat pour la présidentielle. Mais pour Trump ou Biden, la Chine est désormais considérée comme l’ennemie des Américains, pour des raisons d’abord économiques et puis sanitaires. De New York ou du fin fond du Tennessee, les citoyens qui ont vu leurs vies bouleversées par le virus considèrent l’épidémie due au Covid-19 comme un nouveau Pearl Harbour, avec des conséquences aussi sismiques que celles de cette attaque. Et c’est la Chine qui en est rendue responsable. Il y a eu un vrai basculement de l’opinion. Les opinions publiques européennes sont-elles aussi beaucoup plus critiques à propos de la Chine ? Oui, mais les réponses politiques sont moins saisissantes en Europe : lors du dialogue virtuel UE-Chine mené fin juin, la partie européenne a cependant assez fermement reproché à la Chine de se montrer trop protectionniste, de ne pas respecter ses engagements sur l’accès des entreprises européennes au marché chinois. Et l’UE, de façon assez discrète, a obtenu une victoire lorsque la Chine, mi-juin, a abandonné une plainte à l’OMC, ce qui équivaut à reconnaître à l’UE le droit de continuer à ne pas la considérer comme une économie de marché, et donc à appliquer aux exportations d’entreprises soutenues par l’État des droits de douane élevés. Il y a bien de la crispation dans l’air. [scald=27649210:sdl_editor_representation] L’imposition de la loi de sécurité nationale chinoise a encore augmenté la défiance envers Pékin. Avec des conséquences concrètes ? Cette reprise en main chinoise montre surtout que le prochain objectif de Pékin, c’est probablement Taïwan, avant-poste de la contestation et de la démocratie, aux portes de la Chine continentale. Ce qui est compliqué, c’est que 70 % des entreprises occidentales domiciliées à Hong Kong ont pour objectif de faire des affaires en Chine. Une rupture serait économiquement dommageable. Mais il faut bien se rendre compte que le coup de force de Xi Jinping à Hong Kong pourrait en quelque sorte être comparé à l’Anschluss, l’annexion en 1938 de l’Autriche par l’Allemagne : les puissances occidentales n’avaient pas réagi non plus… L’UE a annoncé qu’elle allait limiter les exportations d’équipements utilisables pour la surveillance et la répression à Hong Kong… Oui, mais ce sont des mesurettes ! Alors certes, il y a l’attrait de la zone économique spéciale chinoise proche de Hong Kong, laboratoire de pointe des smart cities. Mais il y a aussi la reprise en main de Hong Kong, les droits bafoués des Ouïghours, la guerre commerciale Chine-USA. Les Japonais ont été les premiers à parler de « découplage », à dire qu’ils n’allaient plus investir en Chine mais se retirer progressivement. [scald=27649208:sdl_editor_representation] Y a-t-il une alliance « anti-Chine » qui se constitue autour des USA ? Certains dirigeants ont l’air de souhaiter une nouvelle guerre froide. Ils cherchent aussi à contourner les Nouvelles Routes de la soie notamment via la Stratégie Indo-Pacifique (proposée par le Japon en 2017 pour se rapprocher de l’Inde, l’Asie du sud-est, l’Afrique en incluant l’Australie et les USA ndlr). Le président Macron, notamment, est intéressé. La France, deuxième puissance maritime mondiale grâce à ses territoires d’outre-mer, souscrit davantage à ce projet qu’aux Nouvelles Routes de la soie. Mais contrairement à l’époque de la Guerre froide, il y a une absence de coordination des nations, et la Chine profite largement de ces divisions, de ces tiraillements. Il n’y a pas de logique de bloc autour de Washington. Alors que, sur le dossier iranien, l’UE n’a pas réussi à se faire entendre de Washington, Pékin et Téhéran ont conclu récemment un accord : l’Iran va pendant les 25 prochaines années livrer du gaz et du pétrole à la Chine, qui en échange y investirait 400 milliards de dollars. En fait, la Chine se recentre sur ses propres intérêts et sur l’Asie. Les États-Unis et l’Europe ferment la porte à Huawei et ses technologies 5G ? La Chine va les vendre à l’Iran et au Pakistan, et aux pays qui l’entourent. [scald=27649207:sdl_editor_representation] Pékin a aussi de nombreux soutiens : au Conseil des droits de l’homme, 46 pays ont soutenu la politique chinoise au Xinjiang, sa « lutte contre le terrorisme et le séparatisme »… En effet. la Chine a d’abord investi les grandes institutions de l’ONU en y faisant élire de hauts fonctionnaires chinois ou des alliés, comme à l’OMS. A l’Unesco, c’est un Chinois qui est désormais en charge des relations avec les pays africains. La Chine a également créé des institutions concurrentes à celle de Bretton Woods, comme la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures, ce qui la place en position de force pour faire adopter ses vues par le plus grand nombre de pays. Et lui permet de développer une idéologie anti-Occident qui met à mal le leadership occidental en rejetant les prétentions individualistes des démocraties libérales. [scald=27649209:sdl_editor_representation] La Chine essaie aussi de prouver qu’il n’y a pas tant de différences entre elle et par exemple la Corée du Sud, entre une dictature et une démocratie. Mais si, il y a d’énormes différences. La Chine tente d’imposer de façon hégémonique ses vues à l’ensemble du monde, n’hésitant pas à associer le confucianisme au marxisme, ou en créant une relation de proximité avec l’Iran théocratique alors que le système chinois s’est construit sur des valeurs d’athéisme. Ce qui est saisissant, c’est la résilience du système chinois, sa façon d’instrumentaliser des courants de pensée antagonistes. C’est ce qui le rend si redoutable.

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