Marc Pierini: «Cette catastrophe complique très fortement la sortie de crise» au Liban

Spécialiste de la région du Moyen-Orient, le diplomate français Marc Pierini est ancien ambassadeur de l’Union européenne en Turquie, Syrie, Tunisie, Libye et Maroc. Aujourd’hui chercheur invité au think tank Carnegie Europe, il vient de publier « New Power Struggles in the Mediterranean » pour IEMed, un centre d’études sur les relations en Méditerranée. Pour Le Soir, il commente, « à chaud », le dernier drame libanais. La thèse de l’accident semble privilégiée. Mais comment comprendre qu’un incident pareil puisse se produire dans un port industriel, développé ? Des accidents de ce type-là, avec ce produit-là, sont déjà arrivés, y compris en France, à Toulouse, comme vous le savez… Une explication possible – je dis bien : possible, même pas probable –, c’est la mauvaise gestion. C’est ce qu’a dit le Premier ministre libanais. Dans un Etat qui est divisé entre différents courants, c’est bien possible. Un stock aussi colossal de ce produit-là, dans un hangar tout simple, c’est quand même assez étonnant, surtout au pied du plus grand silo à blé du pays, qui est complètement endommagé et son contenu, contaminé. Donc, je dirais que la mauvaise gestion est une explication possible. Maintenant, il y a toutes sortes de théories et on peut aussi imaginer qu’il y ait eu des intentions malignes à partir de ces stocks, qui n’auraient pas dû être là… Mais il faudra un certain temps avant de le savoir. Ce qui est frappant, c’est que l’on a une catastrophe locale, mais d’une ampleur considérable, dans un pays qui est déjà dévasté par deux crises : la crise économique et politique et la pandémie, plus bien sûr les réfugiés. C’est tout à fait énorme comme surcharge émotionnelle, économique, financière et humanitaire, dans un pays qui était déjà en très mauvaise situation. [scald=27658172:sdl_editor_representation] Mais… des milliers de tonnes de ce produit entreposées pendant des années dans un hangar sans autre utilisation : crédible ? Je ne peux pas dire… C’est difficile à imaginer qu’un stock aussi dangereux soit dans un hangar même pas fermé, en tout cas pas hautement sécurisé, adjacent au silo à grains le pus important du pays et au milieu de la zone de fret général du port. Tout ce qui est détruit, c’est la zone cargo, pas la zone conteneurs ou la zone véhicules. C’est-à-dire : l’approvisionnement de l’économie du Liban. Donc les conséquences, ne seraient-ce qu’économiques, vont être considérables. Mais sur l’explication, franchement, je crois qu’il serait très hasardeux de la part d’un étranger de se lancer dans des spéculations. Quelles conséquences politiques, dans ce pays divisé, comme vous dites ? Il y aura beaucoup de remue-ménage, évidemment, et d’accusations qui vont se croiser ! Le Liban repose sur une structure institutionnelle compliquée – avec un président chrétien, les sunnites, les chiites, les Druzes, etc. Cela ne va pas changer, parce que le pays repose là-dessus. Mais cette catastrophe complique très fortement la sortie de crise. Est-ce que cela complique la stratégie du Hezbollah par rapport à Israël ? Je n’en sais rien. Mais ce serait quand même étonnant que le Hezbollah continue ce qui est sa stratégie depuis très longtemps – le harcèlement du nord d’Israël – alors que le pays se trouve plongé dans une crise par-dessus les crises. Mais cela, c’est difficile à prévoir aussi. Et l’offre de soutien rapidement apportée par Israël : comment l’interpréter ? Intention humanitaire ? Message politique ? Ce que je lis, c’est : « Ne vous lancez pas dans des spéculations sur le fait qu’il s’agirait d’une action israélienne. Ce n’est pas le cas, donc on vous offre notre aide humanitaire ». Maintenant, je vois mal comment une telle aide humanitaire pourrait se mettre en place : il y aurait des problèmes de sécurité considérables. Mais je vois surtout un signal politique, alors qu’avec Twitter et compagnie, les spéculations vont bon train : « Oui, c’est une bombe, j’ai vu un avion passer peu de temps avant, etc. » [scald=27658170:sdl_editor_representation] La société libanaise supporte déjà le fardeau du nombre de réfugiés le plus élevé au monde par habitant, avec les Palestiniens « historiques » et maintenant les Syriens… Cette catastrophe n’arrange rien… Non, bien sûr. Dans toute catastrophe de ce type, ce sont toujours les plus pauvres qui paient d’abord le prix. Si vous avez les moyens, vous n’habitez pas en bordure de la zone industrielle du port. Ce sont les habitations les plus vétustes. C’est la première conséquence. Je ne pense pas que Beyrouth soit l’endroit où il y ait le plus de réfugiés syriens : ils sont plutôt dans la Bekaa. Mais, évidemment, cela ajoute une urgence humanitaire à une autre. C’est très compliqué pour le gouvernement. Et l’aide internationale ? L’aide internationale, dans ce cas précis, n’a vraiment de valeur que si elle est instantanée. Parce que c’est tout de suite que les hôpitaux sont débordés, que l’on manque de médecins urgentistes, etc. Outre les morts et les disparus, la plupart des blessés sont des gens qui ont été blessés par des éclats de verre, des voitures renversées : c’est de la médecine de guerre relativement simple. Sauf qu’il faut arriver à envoyer des gens très vite. Plusieurs pays européens ont proposé leur aide, la Turquie aussi, etc. C’est une urgence relativement simple à traiter dans sa partie immédiate ; c’est beaucoup plus compliqué ensuite pour refaire fonctionner ce port. Parce que vous êtes dans une crise économique majeure, avec des pénuries alimentaires, des pénuries d’électricité, de carburant, etc. et tout d’un coup, le centre du port est dévasté. Donc il faut trouver des solutions pour stocker les céréales – les gens se nourrissent d’abord avec du pain –, pour toute sorte d’approvisionnement pour le système hospitalier, pour l’économie… Il n’y a pas beaucoup d’organismes internationaux qui sont équipés pour faire du « post-humanitaire ». C’est de l’économique, du social, et c’est d’abord à l’Etat libanais (d’agir) – et cela va être compliqué. Remettre en marche le port de Beyrouth, c’est la première urgence, après l’humanitaire. [scald=27658171:sdl_editor_representation] Et un rôle à jouer pour l’Union européenne ? Une présence à assurer ? Car, sinon, qui occupera le terrain ? Oui, dès hier (mardi) soir, à la fois Borrell (le chef de la diplomatie de l’UE) et Lenarcic (le commissaire européen à la Gestion des crises) l’ont dit. Reste à savoir ce qu’ils peuvent mobiliser très vite. Ils peuvent financer très vite des actions d’ONG humanitaires. Certaines sont sur place déjà pour aider les réfugiés, mais elles peuvent aussi faire partir des équipes très vite. Ce qui est plus difficile à imaginer, c’est comment, dans un contexte politique aussi complexe, l’UE va pouvoir intervenir pour rééquiper le port. Parce qu’il y a au Liban toutes sortes d’affiliations politiques. Tel parti gère ceci, tel parti gère cela : c’est extrêmement compliqué. On verra. Mais il y a certainement un rôle à jouer… Affiliations politiques mais aussi parrainages étrangers… Dans cette région sous tension, où l’UE tente tant bien que mal de jouer un rôle par rapport à la Libye avec l’opération navale Irini, où la Turquie et la Russie bombent le torse : si l’UE ne se mobilise pas, qui va le faire ? Les Etats-Unis se retirent… Il y aura certainement l’Iran qui va se manifester, au profit du Hezbollah. La Turquie va se manifester, au profit des sunnites. Israël peut-être aussi, mais ce sera très marginal si cela se produit. Et divers pays européens et l’UE. Dans mon expérience professionnelle, ce que l’UE sait très bien faire, c’est la réorganisation institutionnelle : comment faire remarcher le port, comment structurer les opérations de réhabilitation. Cela peut marcher. Mais il faut que le côté politique accepte que l’Union européenne aide. Et cela, on va voir…

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