Le Covid-19 a fait bouger l’Union

Le 21 juillet, aux petites heures, les 27 s’entendent, après quatre jours de négociation, sur un plan de relance de 750 milliards d’euros, financé par l’endettement de la Commission européenne. Six mois plus tôt, personne n’aurait parié un euro sur une telle éventualité. [scald=27665333:sdl_editor_representation] Vers la fin du mois de février, les Etats membres ne sont même pas capables de fixer le cadre financier pluriannuel de l’Union – comprenez : le budget européen pour les années 2021 à 2027 – d’une ampleur bien moindre, à peine 160 milliards par an. Rien ne presse, semble-t-il. On suppose alors que la pandémie épargnera largement l’Europe ; et que ses conséquences socio-économiques ne seront significatives qu’en Chine – et limitées sur le commerce international, essentiellement sous l’effet de la perturbation des chaînes d’approvisionnement. 1 Une récession historique L’arrivée du coronavirus en Italie, puis sa diffusion sur le Vieux Continent changent la donne. Sur le plan économique, la mise en place des mesures de confinement, à des degrés et des rythmes divers selon les pays, va mettre à l’arrêt une grande partie de l’activité. S’ensuit une valse de révisions à la baisse des prévisions dans l’ensemble des pays européens. Ainsi, en Belgique, le Bureau fédéral du Plan table, au début de février, sur une croissance du PIB en volume de 1,4 % cette année. Un mois plus tard, le chiffre est réduit à 0,4 % ; et le Plan, quand il rend publiques ces nouvelles prévisions le 20 mars, prend bien soin de préciser qu’elles sont déjà dépassées par les faits – la Belgique est alors confinée depuis une semaine. Au début d’avril, le Bureau du Plan et la Banque nationale (BNB) tentent une première évaluation de l’impact de la pandémie sur l’économie belge : un recul de 8 % du PIB. Le chiffre sera révisé en baisse dans leurs plus récentes prévisions, en juin. La récession Covid-19 s’annonce « historique » – et bien plus profonde que la grande récession de 2009, qui avait suivi la crise financière. 2 L’Etat à la rescousse Les Etats déploient rapidement des mesures de soutien d’une ampleur sans précédent, au bénéfice des ménages et des entreprises, afin de compenser, partiellement, les pertes de revenus causées par l’arrêt de l’activité. L’explosion résultante des déficits publics – au moins 47,5 milliards d’euros cette année en Belgique – est autorisée par la Commission européenne qui suspend les règles budgétaires – mais que pouvait-elle faire d’autre ? Même les banquiers centraux conseillent de lâcher la bride. Ainsi, le gouverneur de la BNB, Pierre Wunsch, qui en février insistait sur l’assainissement des finances publiques, affirme qu’« il faut y aller franco et sans hésitation ». Il s’en explique dans Le Soir du 12 mars : « Nous faisons face à un choc majeur, qui devrait être temporaire, et il faut utiliser toutes les marges disponibles via des mesures ciblées et temporaires pour essayer que le moins possible d’entreprises ne fassent faillite et que le moins possible d’emplois soient perdus ». Car on ne peut mettre l’économie sur « pause » pendant un, deux ou trois mois, et puis espérer qu’à la levée du confinement, la vie va reprendre son cours comme si de rien n’était. Le salarié en chômage temporaire ou l’indépendant dont le magasin est fermé doivent continuer à payer leurs loyers. Des factures continuent de tomber. Et il n’y a pas que les entreprises déjà fragiles qui risquent la culbute ; des entreprises saines, dont le « business plan » et le niveau d’endettement étaient tout à fait raisonnables avant le Covid, peuvent, elles aussi, ne pas supporter le choc. 3 La crise, c’est maintenant Le danger menace encore, même en supposant qu’il n’y aura pas de deuxième vague de la pandémie ni, partant, de reconfinement. D’abord parce que les « dommages » sont peut-être plus importants qu’on ne pense, auquel cas on pourrait assister à une multiplication des faillites et des pertes d’emploi. Mais aussi parce que les entreprises vont tenter de rétablir leur rentabilité, pour compenser les pertes enregistrées au deuxième trimestre. Or, il n’y a pas trente-six solutions : ou bien on relève les prix ; ou bien on réduit les coûts. Et, face à une demande dont on craint qu’elle soit, pendant un bon bout de temps, structurellement plus faible qu’avant le Covid, seule la deuxième option est envisageable. A défaut (ou en complément) d’un ajustement des salaires, on ajustera l’emploi. Rationnelle au niveau de l’entreprise individuelle, une telle démarche, si elle est généralisée, déprime la demande globale – un problème de coordination classique dans une économie de marché décentralisée que le grand économiste anglais Keynes avait mis en évidence dans les années 30. [scald=27665331:sdl_editor_representation] Autrement dit : la crise n’est pas derrière nous. Si le chômage temporaire a permis de maintenir l’emploi, la digue pourrait céder et démentir le scénario d’une reprise en « swoosh » – à l’image du logo de Nike, soit un net rebond au troisième trimestre, suivi d’une récupération graduelle. 4 La BCE ne peut pas tout Le risque existe pour tous les pays européens, mais dans des proportions variables. Très tôt, on comprend que certains sont plus touchés que d’autres – selon la structure économique (la dépendance au tourisme, par exemple) et la sévérité du lockdown. Les premières estimations du PIB au second semestre, rendues publiques à la fin du mois de juillet, l’ont confirmé : la chute atteint, en glissement annuel, 11,7 % en Allemagne, 14,5 % en Belgique, 17,3 % en Italie, 19 % en France et 22,1 % en Espagne. Or, les pays les plus affectés sont également ceux dont les marges de manœuvre budgétaire – et donc la capacité de soutenir la reprise économique et de venir en aide aux entreprises – sont les plus étroites. Certes, la Banque centrale européenne (BCE) a, de nouveau, assuré, comme on dit. Le 18 mars en fin de soirée, au terme d’une réunion d’urgence de son conseil des gouverneurs, l’institut d’émission de la zone euro annonce un nouveau programme de rachats d’obligations, à hauteur de 750 milliards d’euros jusqu’à la fin de l’année. Le 4 juin, la BCE ajoute 600 milliards, afin d’étendre le programme au premier semestre 2021. Objectif : limiter la hausse des taux d’intérêt dans les pays du sud de la zone euro, au bénéfice des Etats, plus lourdement endettés, et des entreprises ; et ainsi conjurer le risque de dislocation de la zone euro. La BCE offre également aux banques un abondant financement à long terme à des conditions plus qu’« extrêmement favorables ». Ainsi, celles qui maintiennent l’encours de leurs crédits peuvent obtenir des liquidités au taux de… -1 %. Ce qui revient à les subventionner si elles maintiennent ouvert le robinet du crédit. Nécessaire, mais pas suffisant, répète en boucle la présidente de la BCE, Christine Lagarde, qui, dès le mois de mars, demande « une action budgétaire ambitieuse et coordonnée » au niveau européen. 5 Le verrou hollandais La réponse de l’Eurogroupe tombe le 9 avril. Les ministres des Finances de la zone euro proposent l’intervention du Mécanisme européen de stabilité (MES), via la mise à disposition des Etats membres qui le souhaitent de lignes de crédit pour financer les dépenses de santé, à concurrence d’un maximum de 2 % du PIB – soit un montant théorique global de 240 milliards d’euros. Les Pays-Bas et l’Autriche (deux des quatre « frugaux », le Danemark et la Suède ne faisant pas partie de la zone euro) l’ont emporté. Le « plan » de l’Eurogroupe s’inscrit dans le paradigme qui prévaut depuis la crise financière : pas de dons, pas de mutualisation de dette. Les observateurs sont déçus, à l’instar de Paul De Grauwe : « Il s’agit de prêts qui augmenteront la dette publique et n’empêcheront pas la dégradation de la situation financière des pays les plus endettés, comme l’Italie », confie-t-il alors au Soir. [scald=27665330:sdl_editor_representation] A ce jour, aucun Etat membre n’a d’ailleurs demandé à en bénéficier, craignant de donner une mauvaise image sur les marchés financiers. Pourtant, le MES ne cesse de répéter qu’il peut prêter des fonds à taux nul, voire légèrement négatif ; et donc que des pays comme la Grèce, l’Espagne, l’Italie ou le Portugal (mais pas la Belgique, la France, les Pays-Bas ou l’Allemagne) réaliseraient ainsi des économies en termes de charges d’intérêt. 6 La volte-face d’Angela Merkel Le changement de paradigme est annoncé un mois et demi plus tard, le 18 mai, quand la France et l’Allemagne proposent un Fonds de relance temporaire de 500 milliards d’euros, qui permettrait à la Commission de financer, par l’emprunt, des mesures de soutien aux pays, régions et secteurs économiques frappés par la crise – autrement dit : des subventions qui n’alourdiront pas la dette des Etats membres qui en bénéficieront. Le « feu vert » de Berlin permet à la Commission de sortir du bois, qui, une dizaine de jours plus tard, avec le plan Next Generation EU, suggère d’y ajouter la possibilité, pour les Etats membres qui le souhaiteraient, d’emprunter auprès d’elle, à concurrence d’un montant global de 250 milliards. Entre avril et mai, la chancelière Angela Merkel a en effet changé son fusil d’épaule. L’Allemagne dispose, certes, de grandes marges budgétaires. Mais le « chacun pour soi » n’est pas une option. En 2009, puis lors de la crise des dettes souveraines, l’Allemagne pouvait compter sur le reste du monde – en particulier, sur la Chine – pour soutenir ses exportations et tirer sa croissance. Désormais, l’Allemagne a besoin de l’Europe. Si le plan de relance européen, finalement validé le 21 juillet, conserve le montant total proposé par la Commission, les quatre « frugaux » ont certes réussi à réduire la part des subventions à 390 milliards, mais ils n’ont pu s’opposer. De même, la Commission est autorisée à s’endetter – ce qu’elle avait déjà fait dans le passé, mais jamais dans une telle mesure. Il y a donc solidarité et mutualisation. Un pas a donc été franchi. 7 Un (premier ?) pas en avant Mais la solidarité est limitée, d’autant plus que les « frugaux » ont obtenu un rabais additionnel sur leur contribution au financement de l’Union. Le plan est temporaire – il est trop tôt pour savoir s’il créera un précédent. Et le budget européen 2020-2027, également adopté lors du sommet de juillet, a été raboté par rapport à la proposition initiale de la Commission et plus encore par rapport aux souhaits du Parlement européen. Surtout : 750 milliards est un maximum. On verra combien de pays recourent à la facilité de prêts. Quant aux 390 milliards de subventions, 70 % des dépenses seront « engagées » en 2021 et 2022, et 30 % en 2023. Mais les déboursements effectifs seront limités l’an prochain, et s’étaleront au-delà de 2023. L’impulsion budgétaire sera donc diluée. Le plan de relance européen est au mieux un complément aux plans nationaux – et dans certains cas, il pourrait partiellement s’y substituer. Insuffisant donc pour contrer la divergence entre les économies européennes ; et modeste par rapport à l’ampleur de la crise. Et puis, d’autres nuages obscurcissent l’horizon. On l’a dit, l’intervention des pouvoirs publics a été déterminante pour limiter les dommages socio-économiques du confinement. Ils ont dépensé sans compter, avec la bénédiction d’Angela Merkel – « On verra après pour le déficit », expliquait-elle en mars. Mais voilà : l’heure des comptes pourrait sonner plus tôt qu’on le pense, en particulier pour les pays déjà lourdement endettés, comme l’Italie ou la Belgique. Selon la Banque nationale, la dette pèserait, en 2022, près de 120 % du PIB – et ce, dans le meilleur des scénarios. D’où la mise en garde du gouverneur Pierre Wunsch en réponse à ceux qui évoquent un grand plan de relance, en juin : « Les ressources financières de l’Etat ne sont pas illimitées. Nous sommes en train d’utiliser nos dernières munitions ». Un propos qui semble contredire ses affirmations précédentes, mais qui résume l’inquiétude de nombreux dirigeants européens. [scald=27665332:sdl_editor_representation] Certains Etats membres pourraient-ils être contraints, sous la pression des marchés financiers, d’en revenir à l’austérité d’ici un an ou deux, bien avant que l’économie ait retrouvé son rythme de croisière – et donc au risque de connaître une nouvelle décennie de croissance molle ? Alors, faudra-t-il renverser d’autres totems – en particulier, l’interdiction du financement monétaire des déficits publics ? Il pourrait s’agir, ou bien d’annuler les obligations publiques détenues par la BCE et les banques centrales nationales, ou bien d’envisager l’émission d’obligations perpétuelles à taux zéro qui seraient acquises à l’émission par la banque centrale, comme le suggèrent de nombreux économistes. [scald=27665329:sdl_editor_representation] Mais là encore, il faudrait, pour ainsi dire, passer sur le corps des dirigeants du nord de la zone euro…

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