Richard Nixon a fait brûler l’Amérique avant Donald Trump

Ohio, juin 1970. Crosby, Still, Nash and Young ont chanté l’horreur de cette fusillade, un mois après la tragédie, dans un protest song entré au « Hall of Fame » de l’histoire du rock. David Crosby a pleuré pendant l’enregistrement de cet hymne à la paix, dédié aux quatre étudiants du campus de l’université de Kent State, tombés sous les balles des « petits soldats de Nixon ». A l’époque, Derf Backderf avait dix ans. Il a vu, sans trop comprendre, la troupe traverser la petite ville de l’Ohio où il est né pour aller tuer les manifestants de Kent State. Entre-temps, le jeune punk est devenu un auteur culte de comics américains, publié dans une cinquantaine de magazines. Mon ami Dahmer, son best-seller intimiste sur la naissance du « cannibale de Milwaukee », un camarade de classe devenu tueur en série, a été adapté au cinéma en 2017. Cinquante ans après les événements de Kent State, Derf Backderf a senti le moment venu de raviver le souvenir de cette répression sanglante. En 1971, seize mois après la tragédie, le président Nixon estimera, à l’image de Donald Trump aujourd’hui, que l’envoi de la troupe pour mater les « extrémistes » ne pouvait avoir qu’un « effet salutaire ». Quatre millions d’Américains étaient pourtant descendus dans la rue pour manifester que le pouvoir appartient au peuple. Infiltrés par le FBI et la CIA, cernés par les blindés et les soldats de la Garde civile de l’Ohio, les étudiants de Kent State ont été gazés et pris pour cible par des armes de guerre, des M1 Garand, un fusil considéré par le général Patton comme le « meilleur instrument de combat jamais créé ». Le nettoyage du campus sera sanglant : quatre étudiants tués et neuf autres blessés ou estropiés à vie. Pour écrire son roman graphique, Kent State, Derf Backderf a mené une enquête pointue dans les archives officielles des Etats-Unis et de la presse. Il a interrogé de nombreux survivants et témoins du drame. Il a retracé l’emploi du temps, la vie sociale et sentimentale des victimes, des soldats qui ont tiré sur les étudiants, des officiers, des donneurs d’ordre, des responsables politiques, du plus petit au plus haut niveau de l’Etat. Les visages et les figures de la fragilité humaine En mettant des noms, des visages et un vécu sur l’ensemble des protagonistes, le récit prend une dimension universelle. C’est de la fragilité humaine face aux drames qui menacent la démocratie que nous parle Derf Backderf, avec une profonde acuité. L’utilisation des forces armées contre le peuple, qu’elles sont censées protéger, n’est pas une option politique. Un pays « ne peut pas tuer ses propres enfants », pour reprendre les mots de Dorothy Fuldheim, une journaliste tétanisée par le massacre qu’elle venait de vivre, en direct, le 4 mai 1970 dans l’Ohio. Le stylo trempé dans la contre-culture, Derf Backderf emprunte la bande-son de l’époque aux Rolling Stones, à Joe Walsh and the James Gang ou aux jeunes artistes étudiants de Devo. L’auteur met les hippies face à leurs contradictions. Entre engagement révolutionnaire et pacifisme, l’équilibre est précaire. Là où Nixon et ses sbires voyaient un noyau dur d’extrémistes prêts à foutre le feu, le campus de Kent State était, en réalité, le rendez-vous aléatoire et insaisissable de poètes, de frimeurs, de buveurs de bières, de radicaux, de bohémiens… dont le seul point commun était l’envie d’en finir avec le cauchemar de la guerre du Vietnam. Les épines osseuses aux talons de Donald Trump Derf Backderf rappelle à ce propos que Donald Trump lui-même se battra pour obtenir quatre reports consécutifs à la conscription obligatoire. Le futur président utilisera son statut étudiant pour éviter d’avoir à servir au Vietnam, avant d’arguer d’un handicap d’épines osseuses aux talons pour décrocher une dispense médicale définitive ! Mais à l’université de Kent State, les étudiants n’ont pas forcément de relations politiques pour échapper à l’incorporation, et la plupart sont trop jeunes pour faire barrage à Nixon dans les urnes. En 1970, le droit de vote était encore fixé à 21 ans aux Etats-Unis. C’est donc dans la rue qu’ils expriment leur rage contre la politique de Nixon. Inquiet à l’idée d’un possible soulèvement sur le campus de Kent State, le président des Etats-Unis va bafouer les principes de l’état de droit. Sur ordre de l’administration Nixon, le FBI et le renseignement militaire espionnent les étudiants. La CIA surveille le campus, à grand renfort de taupes et d’informateurs. Pour Nixon, Kent State est un ramassis de « communistes », dont l’activisme met en danger la toute-puissance de l’Amérique. Il affirmera après le drame du 4 mai 1970, à son chef de cabinet, que pour les arrêter, c’était bien « d’en tuer quelques-uns ». La transcription de cette affirmation figure dans les archives du Miller Center de l’université de Virginie. Elle traduit tout le mépris du locataire de la Maison Blanche pour le respect des règles de la démocratie et explique par quelle perversion de l’esprit et du pouvoir, la boucherie de Kent State a pu avoir lieu. La force, l’exemplarité du livre de Derf Backderf, tiennent dans cette mise en garde : le peuple est le garant et non l’ennemi de l’Etat. [scald=27678462:sdl_editor_representation]

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