Accueil Opinions Chroniques

«Trop détecter est parfois aussi problématique que de ne pas détecter»

Chaque semaine, « Le Soir » publie une chronique de Carta Academica sur un sujet d’actualité. Cette semaine : pourquoi vouloir dompter à tout prix l’incertitude nous amène parfois à faire pire que mieux.

Chronique - Temps de lecture: 7 min

À lire aussi Une nouvelle chronique le samedi sur le Soir Plus

Christophe Leys.
Christophe Leys.

Olivier Klein.
Olivier Klein.

Le 19 mars 2020, deux scientifiques français suggèrent d’effectuer un test de dépistage du virus du Covid-19 dans toute la population française. Cette proposition, qui a bénéficié d’un écho important, n’a pourtant toujours pas été suivie d’effet – si ce n’est le dépistage systématique de la population de Wuhan. Nous n’allons pas ici débattre de la disponibilité des tests ni des difficultés logistiques inhérentes à leur passation, mais simplement éclairer les principes et conséquences des tests afin d’illustrer une raison pour laquelle tester tout le monde est une stratégie qui ne fait toujours pas l’unanimité.

Le 18 août, on apprenait l’achat par le gouvernement d’un million de tests ne répondant pas aux standards de qualité acceptables. La sensibilité de ce test serait d’environ 85 % et la spécificité d’environ 97 %. Qu’est-ce que cela veut dire ?

Deux risques

Lorsque l’on désire détecter quoi que ce soit, nous prenons en réalité deux risques. Le premier semble souvent évident : le risque de ne pas détecter un événement. Il a eu lieu, mais on ne le voit pas. La capacité d’un test d’éviter ce risque se nomme la sensibilité. Dans l’exemple des tests inadéquats cité ci-dessus, la présence de la maladie est détectée dans 85 % des cas, et donc non identifiée dans 15 % des cas.

Cependant, il existe un risque alternatif, davantage négligé : le risque de détecter un événement à tort : il n’a pas eu lieu, mais on croit l’avoir observé ! La capacité d’un test à éviter cet écueil se nomme la spécificité : dans notre exemple, l’absence de maladie sera correctement détectée dans 97 % des cas, mais dans 3 % des cas, on détectera chez le patient une maladie qui n’est pas présente (les faux positifs).

Ces deux risques sont complémentaires. Une manière simple de l’illustrer est l’interrogation scolaire. Si toutes vos questions sont tellement simples que tous les étudiants, même ceux qui n’ont pas ouvert leur cours, réussissent sans peine, vous ferez une erreur de spécificité. Si en revanche vous complexifiez vos questions au point qu’il faille être expert pour avoir une chance d’y répondre correctement, vous ne détecterez que les quelques génies qui ont intégré le cours largement au-delà de vos attentes et raterez la détection d’une étude normalement satisfaisante ; c’est une erreur de sensibilité.

À lire aussi Hospitalisations, décès: quelques contre-vérités autour des chiffres du Covid

Beaucoup d’incertitude dans les décisions

L’ensemble de ces deux risques génère beaucoup d’incertitude dans les décisions. En outre, le risque lié à la spécificité – voir quelque chose qui n’est pas là – peut s’avérer aussi, voire plus problématique que celui lié à la sensibilité lors d’événements rares. Reprenons notre million de tests. Supposons que le virus du Covid-19 soit présent chez 0,5 % de la population (nous ne discutons pas la validité du chiffre, une estimation plausible utilisée ici pour l’exemple, mais plus il est bas, plus les problèmes que nous relevons sont importants). Selon ce taux, il existe parmi un million de gens 5.000 personnes infectées et 995.000 non infectées.

Les « faux positifs » au cœur du débat

La sensibilité étant de 85 % nous détecterons donc 4.250 personnes sur les 5.000 infectées. Mais par ailleurs, la spécificité de 97 % implique que nous détecterons à tort 3 % des personnes non atteintes, soit près de 30.000, comme positives alors qu’elles n’ont rien. Le test va donc déclarer au total 34.250 personnes comme positives, alors que seulement 4.250 de ces personnes sont porteuses : une personne testée positive n’aurait qu’environ 15 % de chances d’être porteuse. Il existe donc une réelle incertitude. Si on effectuait ce test sur toute la population, gérer les faux positifs présenterait des difficultés considérables (coûts psychologiques, sociaux et économiques liés à la quatorzaine par exemple), ce qui est une des causes du débat. Cela explique en partie pourquoi ce sont surtout les personnes ayant un tableau clinique correspondant à la maladie qui seront préférentiellement testées.

Dans le cas que nous avons cité, la spécificité du test est donc insuffisante par rapport aux standards attendus. Mais, même un test presque idéal atteignant par exemple 99 % de spécificité et 100 % de sensibilité (ce qui est déjà irréaliste), le nombre d’individus négatifs étant tellement important, cela continuerait à poser un problème, bien qu’il soit plus acceptable : on détecterait faussement 1 % des personnes non porteuses ce qui, sur 11.000.000 de Belges, représente quand même 109.450 faux positifs pour 55.000 vrais positifs (toujours dans le cas d’une prévalence de 0,5 %). Or, un test parfait n’existe pas…

Lorsque le public s’insurge face à la façon dont des événements rares ont été gérés ou anticipés, on peut appréhender sa réaction à la lumière de cette approche.

À lire aussi Coronavirus: des chiffres qui doivent être plus clairs, fiables et complets

Un risque infime…

Citons quelques exemples.

Les précautions à l’égard des mineurs : suite à des cas médiatisés de violences (pédophilie, viols…) commises à l’égard de mineurs, une réaction commune consiste à sévèrement limiter la liberté et l’autonomie de ses enfants (en refusant des sorties seules ou non supervisées par des adultes, en les accompagnant systématiquement…). Les coûts de telles pratiques sur les enfants (perte de confiance en soi, manque d’autonomie) et sur les adultes (organisation du temps, attention constante) ne sont pas à négliger. Il s’agit là d’un problème de spécificité dû à la rareté de tels événements : des situations anodines sont perçues comme dangereuses (faux positifs) alors que le risque lui-même est souvent infime (voir à cet égard une chronique précédente).

La détection des terroristes. Après un attentat, il est toujours frustrant de s’apercevoir que le ou les auteurs sont connus de la justice, voire ont été récemment contrôlés. Mais c’est sans percevoir que beaucoup d’autres individus sont également contrôlés et/ou connus de la justice et qu’on ne peut surveiller ni emprisonner préventivement tout le monde ! C’est donc ici un problème de spécificité avant tout, puisqu’on ne peut surveiller tous les gens éventuellement susceptibles de commettre un acte terroriste.

… pas toujours justifié

Le test de détection précoce des cancers. Selon des données médicales, la spécificité des mammographies (visant à détecter précocement le cancer du sein) se situe aux alentours de 90 %. Même si c’est un des cancers les plus fréquents chez les femmes en Belgique (environ une femme sur huit devra y faire face au cours de sa vie), chaque année un cancer du sein se déclare chez seulement une femme sur mille. Si on testait toutes les femmes chaque année, cela veut dire que pour la grande majorité de celles qui reçoivent un test positif, le cancer ne serait pas présent. Cela entraîne toutefois au mieux des analyses complémentaires, souvent, au pire, des traitements invasifs invalidants sans bénéfice médical, et presque toujours, des effets psychologiques négatifs importants (stress, etc.). Certaines études suggèrent même que le rapport coûts / bénéfices du dépistage (en particulier avant 50 ans) n’est pas favorable.

Un besoin de maîtrise souvent irrationnel

En somme, face à des événements aux conséquences graves, l’être humain ressent en permanence le besoin de maîtriser l’événement afin qu’il ne se reproduise pas. Jean-Paul Sartre disait : « je préfère le désespoir à l’incertitude ». Réagir à un événement négatif permet de canaliser son angoisse, de restaurer un sentiment de justice ou de diminuer un sentiment de colère. Cependant, les exemples que nous avons utilisés partagent la caractéristique de conserver un degré d’incertitude lié au processus de détection de l’événement. Si la réaction à celui-ci – qu’il s’agisse de prendre des précautions coûteuses et liberticides, de condamner un coupable ou de préconiser des traitements médicaux aux effets secondaires importants – permet de répondre à cette incertitude, elle peut, dans certains cas, être plus néfaste que l’inaction.

À lire aussi Le dépistage massif: une question de stratégie, pas de capacité

À vouloir dompter l’incertitude, on fait parfois pire que mieux ! Concernant la détection du Covid-19, nous ignorons s’il est opportun de tester tout le monde ou non, et nous laissons les spécialistes juger ce qu’il en est. Mais nous invitons tout un chacun à faire preuve de prudence et de modération lorsqu’il s’agit de tirer des leçons de la détection d’événements rares.

*Les chroniques de Carta Academica sont accessibles gratuitement sur notre site.

 

Le fil info

La Une Tous

Voir tout le Fil info

11 Commentaires

  • Posté par Minner Frédéric , dimanche 6 septembre 2020, 4:37

    L'article met en avant une problématique qui dépasse l'enjeu même de la stratégie de dépistage du coronavirus. Pourtant sa construction se fonde sur le choix d'un test de dépistage, de sa spécificité et de sa sensibilité au coeur de l'actualité et qui concerne tout le monde. Sans revenir sur le choix, à mon sens critiquable, du test pour introduite le sujet, l'article conclu: "A vouloir dompter l'incertitude, on fait parfois pire que mieux''. La conclusion est pertinente. L'appel à '' faire preuve de prudence et de modération lorsqu'il s'agit de tirer des leçons de la détection d'évènements rares'' doit bien entendu s'entendre aussi! Toutefois la particularité d'une transmission virale par voie orale n'est en rien comparable avec la rareté d'un cancer du sein qui n'a rien d'infectieux ou de la probabilité d'un acte terroriste ponctuel. La particularité d'une infection virale est sa capacité d'évolution dans le temps et à une échelle de temps très courte. L'évolution d'une infection virale commence par le patient zéro, une rareté en soi, et peut finir en pandémie mondiale si on ne cherche pas à dompter l'incertitude le plus vite possible. Personne ne se souciait début 2020 de vérifier les stocks de masques, de gels hydroalcooliques, de gants ou de réactifs pcr. Personne dans le monde à cette époque n'a voulu ou n'a même pensé à vouloir dompter l'incertitude... A l'échelle mondiale on n'a même plutôt fait le contraire!

  • Posté par Minner Frédéric , dimanche 6 septembre 2020, 3:25

    J'ai trouvé cet article assez intéressant, bien vulgarisé et permettant de mettre en lumière une problématique d'analyse pertinente. Toutefois, l'exemple choisi associe les valeurs de sensibilité et de spécificité d'un test immunologique permettant de savoir si des personne ont été infectées, alors qu'elles ne sont pour beaucoup plus infectieuses alors que le diagnostic qui est posé est la positivité des personnes. Cela laisse suggérer par le propos tenu que ces personnes positives pourraient être infectieuses ou mise en quarantaine. Le test choisi ne permettra en aucun cas il me semble de pareilles décisions, voure même que du contraire! Pourquoi pour éviter ce biais ne pas avoir pris comme exemple la spécificité et la sensibilité du test PCR qui lui permet de poser un diagnostic de positivité plus en phase avec les conséquences de mises en quarantaine que ce résultat positif entraîne. Je suis curieux de savoir dans ce contexte qui me semble plus en adéquation avec la réalité médicale et épidémiologique si les arguments et les conclusions de cet article seraient identiques ou plus nuancés Merci

  • Posté par Robe Bernard, dimanche 6 septembre 2020, 0:36

    En y réfléchissant, si on est testé positif en étant négatif, on aura un certain stress et une quarantaine forcée. Ce qui n'est finalement pas très grave... Ça vaut mieux que de ne tester qu'une petite partie des contaminés (pcq critères trop sévères pour pouvoir faire le test) et de ne détecter que 300 des 5000 contaminés. Et que les 4700 non détectés continuent de contaminer leurs entourage... Voir la contre démonstration dans l'article du 4 août: des chercheurs d'Harvard militent pour plus de "mauvais test" rapides et pas cher.

  • Posté par P AR, samedi 5 septembre 2020, 23:51

    Lecture à conseiller à ceux qui prévoient de réaliser jusqu'à 70000 tests par jour dans un futur plus ou moins proche.

  • Posté par Minner Frédéric , dimanche 6 septembre 2020, 3:42

    Le test de 70000 test par jour concerne le test pcr et pas le test de dépistage d'anticorps dont il est question dans cet article. Le test mentionné dans cet article, en cas de positivité d'une personne peut permettre au contraire de faire sortir une personne de quarantaine. L'exemple du test choisi dans cet article comporte un biais car dans cet exemple être positif pourrait être une bonne nouvelle pour le patient. Si le patient est positif en IgG et pzs en IgM par exemple cela aurait tendance à indiquer que ce patient a été infecté mais qu'il n'est plus malade. Il me semble que choisir comme exemple le test pcr aurait été plus correct car pour ce genre de test, être positif est plutôt signe de risque de propager la maladie et donc de nécessité dequarantaine. Je serais curieux de savoir si le propos tenu serait le même car les chiffres donnés seraient eux à mon avis différents

Plus de commentaires

Aussi en Chroniques

Voir plus d'articles

Le meilleur de l’actu

Inscrivez-vous aux newsletters

Je m'inscris

À la Une