Juncker au Soir: «Les Belges peuvent être fiers, ils ne le sont souvent pas assez»

C’est par un coup de fil que Jean-Claude Juncker, le président de la Commission européenne se manifeste auprès de nous hier matin. Il a été touché par la « Lettre à mon fils, à ma fille» que nous avons publiée ce mercredi. Il voudrait parler à ces jeunes, il aimerait dire aux jeunes, aux Bruxellois et aux Belges, sa tristesse, sa volonté et son espoir. Nous le retrouvons dans son bureau, quelques heures après la minute de silence tenue au Berlaymont, avec le Roi, la reine, les Premiers ministres belge et français. « Je reste triste. Mais après m’être rendu avec le Premier ministre belge sur la Place de la Bourse, je suis aussi pris par un élan d’optimisme, car j’y ai vu des jeunes belges, et d’autres, chanter. Voir ces jeunes qui manifestement ne veulent pas se laisser faire et opposent un message d’amour à ces discours et actes de haine, est réconfortant. Je suis triste, mais pas désespéré. » [scald=828462:sdl_editor_representation] L’Europe était visée ? Les terroristes ont voulu frapper l’Europe dans son cœur. Pourquoi auraient-ils voulu perpétrer leurs actes condamnables si près du siège des institutions européennes s’ils n’avaient pas voulu en le faisant, manifester qu’ils s’attaquent aux vertus et aux principes de l’Europe ? Que voulez-vous dire aux Bruxellois et aux Belges aujourd’hui ? Avant que je ne sois ici, et encore plus depuis que je suis ici, je me sens bruxellois et belge, je participe à la vie de la cité. Je voudrais rendre hommage aux Bruxellois, surtout aux jeunes, de savoir résister. Dans un moment où tout nous invite à ne pas être tolérants, les jeunes Belges et bruxellois font preuve d’une tolérance courageuse. Nombre de personnes, pompiers, policiers, civils, ont posé nombre d’actes ces derniers jours auxquels je veux rendre hommage. Les Belges peuvent être fiers aujourd’hui, ils ne le sont souvent pas assez. Dans la presse étrangère, la Belgique est présentée comme un Etat qui a échoué ? Je m’inscris en faux contre cette attitude hautaine. La Belgique n’est pas une petite chose ! Elle n’est pas un nid de djihadistes ? Que ceux qui sont sans faute, jettent la première pierre. Qui est sans faute dans le domaine du terrorisme ? Il y a eu du terrorisme dur et lourd au Royaume-Uni, il y en a eu dans les années 80-90 en Allemagne, en Espagne, en Italie etc. Qu’on ne commence pas à faire la leçon aux Belges. Je ne partage pas ce mépris. Il y a 40 nationalités parmi les victimes, ce qui prouve que la capitale belge est polyglotte, multinationale, participe à tous les courants. J’observe le courage avec lequel le peuple belge fait face au défi qui lui est lancé. J’observe que les autorités belges, les services de sécurité réagissent avec un professionnalisme qui laisse loin derrière lui tant d’amateurisme que nous pouvons observer ailleurs. J’ai eu une longue conversation avec le Premier ministre français hier et je n’ai pas relevé dans ses propos une quelconque critique ou nuance de jugement par rapport à ce que je vous dis. Il y a toujours des problèmes de coordination entre les Etats membres. Le commissaire Avramopoulos l’a dit hier : « les États membres doivent se faire confiance ». La confiance n’est pas encore là. Hallucinant, non ? J’ai assisté comme Premier ministre à un conseil européen en Finlande en 1999, où nous nous sommes jurés que l’échange d’information entre les services secrets devrait être entier. J’ai assisté, après les attentats de 2001 à un conseil européen où nous nous sommes solennellement jurés que l’échange d’information entre les services secrets serait parfait. Je constate jusqu’à ce jour, que ces échanges sont « parcimonieux », pour le dire prudemment. Je voudrais que nous appliquions les décisions qui furent les nôtres ou que nous transformions en actes législatifs, les propositions vertueuses que la Commission a émises. Combien de morts faudra-t-il pour que cela se fasse ? C’est la question que je me posais. Et puis, je me suis demandé : s’il y avait eu le PNR qui tarde à être adopté par le Parlement européen – alors qu’il devrait se dépêcher de le faire –, s’il y avait l’adoption du texte sur les armes à feu, s’il y avait eu la mise en place de tout un système de protection des données, cela aurait-il suffi pour empêcher l’événement qui a frappé Bruxelles ? Ce n’est pas évident. Les propositions que nous avons faites, les décisions prises, bien que partiellement appliquées, ne sont que les maillons d’une chaîne qui doit être plus solide que des textes de loi. Il y a dans nos sociétés une énergie criminelle, non marginale, que nous avons du mal à combattre. Je m’interroge sur un phénomène que je n’ose pas vraiment formuler comme tel : nous avons eu des actes terroristes pendant les années 60 à 90 dans plusieurs pays d’Europe, dont j’ai l’impression qu’ils interpellaient moins les peuples d’Europe que ce qui est en train de se passer maintenant. Pourquoi ? Il y a eu pourtant beaucoup plus de victimes alors. La faute à la composante médiatique ou religieuse ? Je m’interroge. Les terroristes de ces années-là, étaient des nôtres. Alors que maintenant s’y ajoute une dimension qui n’existait pas alors : ce sont des fanatiques religieux portant des noms qui ne sont pas belges, luxembourgeois, allemands ou français. C’est comme si le terrorisme qui nous frappe aujourd’hui, semble avoir été importé alors qu’à vrai dire ceux qui commettent ces actes sont nés ici, ont des parents souvent nés ici, ont suivi nos systèmes scolaires, ont été actifs dans la vie sociétale. Ils donnent l’impression qu’ils viennent d’ailleurs alors qu’ils viennent d’ici. On a raté leur intégration ou l’islam n’est compatible qu’à petite dose avec la société européenne ? Je ne céderai pas au réflexe simpliste qui voudrait ramener tout cela à une question religieuse ou d’intégration manquée. Il est vrai que dans tous nos pays, nous ne sommes pas très performants en matière d’intégration. C’est notre faute, c’est aussi celle de ceux qui parfois résistent à tous les efforts d’une communauté nationale à intégrer ceux qui viennent d’ailleurs tout en étant d’ici. Que faire alors contre le terrorisme ? Attendre que cela passe ? On attend toujours des responsables politiques qu’ils aient réponse à tout et qu’en faisant des propositions entraînant l’adhésion de tous, ils changent tout. Ce n’est pas le cas. Je crois – c’est une faible consolation mais c’est mon vécu de ces derniers jours – qu’il faut regarder les jeunes qui ne veulent pas de ce monde-là. Nous leur avons expliqué que la guerre c’était nos grands-parents ou nos parents, et que les oppositions virulentes relèvent d’un passé sombre. Alors que de nos jours, il y a des phénomènes qui échappent à la compréhension immédiate et plus réfléchie. Je crois qu’on peut construire l’avenir de nos sociétés sur la volonté des jeunes de dire « non » au monde qui est en train de se développer. [scald=834023:sdl_editor_representation] Sarkozy dit qu’on aurait dû être plus clair sur le socle des valeurs chrétiennes dans la Constitution européenne ? Je suis démocrate chrétien, mais je n’aime pas faire référence à des choses qui relèvent de la croyance. J’ai beaucoup d’amis musulmans, athées, chrétiens et jamais lorsque nous discutons des choses essentielles de la vie, je ne relève une quelconque différence entre les uns et les autres. Donner l’impression que notre problème est de ne pas insister assez sur les valeurs chrétiennes, me parait une simplification dangereuse. Je n’aime pas jouer sur les différences, je suis un homme de communion. Naïf, Juncker ? Je préfère être naïf que nocif. Il faut savoir dire halte lorsque nous vendons nos principes directeurs, appartement par appartement. Mais je m’inscris en faux contre les tentations de diviser le monde en deux : les vertueux chrétiens et les païens. Les Turcs vous les mettez où ? Je m’attendais à votre question, qui ne se pose pas en relation avec les événements de Bruxelles. Elle touche à la défense des valeurs européennes… J’ai toujours fait en sorte, après une longue histoire avec la Turquie de faire respecter ces principes. En 97, la Turquie demandait à devenir candidat et j’ai récusé cette demande, en disant « la place d’un pays ou on pratique la torture n’est pas autour de la table européenne ». En matière de droits de l’homme, je n’ai pas de leçon à recevoir d’autrui. Certains disent que le « Wir Schaffen das » de Merkel, les larmes de Mogherini affaiblissent l’Europe ? Ce sont des larmes qui font honneur à celle qui a pleuré. Cette sensibilité est elle aussi européenne. Les commentaires négatifs sur les larmes de Mogherini ou sur le réflexe profondément chrétien et humain de Mme Merkel, sont abjects. Je ne suis pas curé de village mais si on n’aime pas les autres, on fait une mauvaise politique. On a vendu aux jeunes une Europe qui n’est pas celle d’aujourd’hui ? Je ne crois pas que nous puissions être accusés d’avoir agi d’une façon irresponsable. On ne va tout de même pas anéantir le socle de l’héritage que nous laissons à ceux qui nous suivent. Je crois au contraire qu’il faut dire aux jeunes, sans faire la leçon, que l’intégration européenne est la seule réponse que nous puissions formuler. Retourner à la technique des petits ensembles, est-ce un projet d’avenir ? Nous sommes le continent le plus petit, notre poids relatif se réduit. La seule réponse que nous puissions faire aux jeunes qui dirigeront nos pays, c’est une Europe rendue moins fragile. Sommes- nous en guerre ? Je refuse cette expression, car il ne faut pas donner l’impression que nous serions en guerre civile. Nous avons à livrer un combat, une lutte acharnée, s’il le faut sans pardon, à ceux qui remettent en cause notre façon de vivre ensemble. Je voudrais que nous réunissions dans un même plan d’ensemble, les meilleures volontés de l’Europe. Et si nous réussissons, nous arriverons à terme à chasser le terrorisme de notre paysage. Je sais que tout cela résonne de façon naïve. Mais je persiste à dire qu’il faut faire confiance aux élans nobles dont sont capables les Européens. Après la guerre, nos parents revenus des camps de concentration et champs de bataille, se sont dits spontanément on ne va plus refaire cela, ils ont eu le courage de faire autre chose. Dans la vie, y compris dans la vie d’un continent, il ne faut jamais perdre l’espoir que nous pouvons faire autre chose. Nous avons pour ardent devoir de convaincre les jeunes qu’ils ont raison de ne pas perdre espoir.

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