Federica Mogherini: «L’islam fait partie de l’Europe, ce n’est pas une présence externe»

Mardi, les images de Federica Mogherini en larmes après le massacre à Bruxelles, durant sa conférence de presse à Amman, ont ému le monde entier. Mais aujourd’hui, la Haute représentante de l’UE pour les Affaires étrangères et la Politique de sécurité est rentrée à Bruxelles. Elle ne pleure plus alors qu’elle nous reçoit dans son bureau, au 11e étage du bâtiment de la Commission. Au contraire, elle semble tout à fait déterminée et toujours révoltée. Votre photo en larmes après l’attentat a ému le monde… D’un côté, elle a montré mes sentiments en tant qu’être humain, car c’est ce que nous sommes. De l’autre, je regrette que mes larmes aient pris le dessus sur le contenu de mon discours. C’était une bonne chose d’être en Jordanie, pays avec lequel nous œuvrons de concert à la prévention de la radicalisation. L’islam doit être associé à cette lutte. Nous avons besoin que les voix musulmanes crient leur rejet du terrorisme encore davantage, au sein de nos sociétés européennes ainsi que dans la région. Au-delà des émotions, le rôle des institutions est de réagir et de travailler. Comment l’UE doit-elle réagir ? Il faut passer à la vitesse supérieure pour tout ce qu’il reste à faire. (Federica Mogherini saisit un document sur le bureau et nous le montre.) Regardez. Voici les conclusions d’un sommet extraordinaire du Conseil de l’Europe le 21 septembre 2001, après l’attaque sur le World Trade Centre. Je cite : « Une coopération accrue et l’échange d’informations entre les services de renseignement de toute l’Union seront requis. Des équipes d’enquête communes seront constituées à cet effet. Les États membres partageront systématiquement et immédiatement avec Europol toutes les données utiles liées au terrorisme ». Immédiatement ? Ceci a été écrit il y a quinze ans. Le fait que les conclusions soient toujours les mêmes ne pose-t-il pas problème ? Le problème, c’est que même des décisions déjà prises ne sont pas suivies. Nous savons ce que nous avons à faire mais il faut le faire. Car il s’agit là d’un problème interne ; il s’agit de citoyens européens. Il y a de toute évidence une dimension syrienne dans le scénario actuel, mais le problème, c’est qu’elle se situe clairement à l’intérieur de nos frontières. Nous devons partager nos renseignements. Vous dites qu’il faut encore plus d’Europe. Mais la réaction sera probablement inverse et d’autres murs vont encore se dresser. Comment s’opposer à cette tendance ? Je viens précisément d’aborder ce sujet avec le Premier ministre français, Manuel Valls. Je l’ai interrogé sur la réaction à Paris. Il m’a répondu que c’était comme les attentats survenus en France. Nous sommes très proches, nous sommes unis. Je crois que nos peuples, nos citoyens européens, comprennent parfaitement que nous sommes tous unis dans cette épreuve. Et que notre force peut être notre intégration, nos systèmes communs. Au moment où nous recherchons une coordination et une coopération en matière d’antiterrorisme avec les pays hors de nos frontières, cela aurait-il un sens de ne pas coordonner au sein même de notre Union ? Après avoir autant accompli en termes de terrain commun et de compréhension ? Pourtant, jusqu’à présent, nous n’avons que nos systèmes nationaux d’antiterrorisme. Cela a-t-il un sens ? N’acceptez-vous pas l’idée que l’Europe échoue dans la lutte antiterroriste ? Que l’approche européenne ne fonctionne pas, contrairement aux approches nationales, est illusoire. C’est même plutôt le contraire. Parce que ce dont nous disposons aujourd’hui est une approche nationale de l’antiterrorisme, la sécurité interne et les renseignements ; pas une approche européenne. C’est l’approche nationale qui n’a pas fonctionné car la planète est désormais mondialisée ; l’Union est intégrée et les liens avec le reste de la région sont très forts. Il est devenu évident aux yeux de tous que nous avons besoin d’instruments européens pour gérer les menaces qui sont au minimum à l’échelle européenne. Ne craignez-vous pas que la réaction des citoyens européens ne soit de stigmatiser la communauté musulmane vivant ici ? Ne redoutez-vous pas les représailles ? On m’a critiquée ces derniers mois pour avoir dit que l’islam fait partie de l’Europe. Il est temps de réaliser qu’il ne s’agit pas d’une présence externe. Ces gens sont des citoyens européens, nés et ayant grandi en Europe. Si nous brandissons encore le choc des civilisations, cela voudra d’abord dire que nous n’avons pas compris ce qu’il s’est passé ces vingt dernières années. L’alliance, le dialogue, la coopération, la possibilité pour les différents courants religieux de vivre ensemble permettront de résoudre et de prévenir ces problèmes. Lorsque nous posons le problème en termes de « nous », les Européens chrétiens et « eux », les Arabes, musulmans terroristes, nous commençons par ne pas voir la vérité en face car il s’agit d’Européens. Ensuite, nous alimentons ce sempiternel point de vue qui veut que la cohabitation ne soit pas possible. Quelles sont les valeurs que nous disons attaquées par les terroristes et que nous souhaitons protéger ? La valeur fondamentale de l’Europe est la capacité de travailler et de cohabiter, même dans la différence de nationalité, de culture ou de religion. Telle est la valeur de l’Europe dont nous faisons preuve depuis des milliers d’années de guerre : intégrer nos approches différentes était non seulement possible mais également source de force, de paix et de prospérité. Alors, pas de choc des civilisations ? Si nous tombons dans le piège de la simplification du « eux contre nous », nous détruisons nos valeurs. Ce n’est pas la diversité qui peut détruire nos sociétés mais la peur de la diversité. Naturellement, cela implique un autre problème. Nous devons investir dans une citoyenneté inclusive et participative pour tous. Aucun Européen n’est plus européen qu’un autre : il faut nous assurer que tout le monde se sente chez lui en Europe. Le problème est-il complètement interne et européen ? Bien sûr que non. Chaque vide est un espace dans lequel les organisations terroristes peuvent prendre racine pour mener leurs activités et ceci est de toute évidence un problème pour nous tous, pas seulement pour l’Europe mais pour la communauté mondiale. Nous devons nous assurer que de cette tragédie, qui suit d’autres tragédies autour de la Méditerranée ces derniers mois, émerge un élan fort pour une solution en Syrie et pour prévenir une catastrophe en Libye. Approchons-nous d’une solution dans le problème syrien ? J’ai rencontré hier des réfugiés en Jordanie et la veille au Liban. Je n’ai entendu qu’un seul message de leur part à tous, allant d’enfants de cinq ans à des grands-parents. La seule chose qu’ils demandent, c’est de savoir quand la paix sera faite en Syrie pour pouvoir rentrer chez eux. Ils n’ont même pas évoqué l’Europe une seule fois, ni comment se rendre en Europe. Je crois que nous, la communauté internationale, pouvons faire trois choses. Premièrement, à court terme, consolider et étendre le cessez-le-feu. Il tient et ce miracle résulte de nombreux mois de dur labeur que nous avons réussi à réaliser tous ensemble. Je me souviens que personne n’y croyait mais il tient. Deuxièmement, continuer sans relâche d’étendre la zone dans laquelle nous pouvons apporter l’aide humanitaire. Car c’est une manière de sauver des vies. Parce que lorsque nous nous émouvons de nos morts à Bruxelles, il ne faut pas oublier tous ceux qui meurent en Syrie. Troisièmement, nous devons convaincre les diverses parties syriennes de s’engager dans un processus politique. En décembre, à New York, nous avons convenu d’une feuille de route : une gouvernance de transition, des réformes constitutionnelles et des élections dans dix-huit mois. C’est la première fois depuis cinq ans que la communauté internationale est unie sur le sujet. Nous, l’Union européenne, les États-Unis, la Russie et les puissances régionales, devons préserver cette unité fragile et poursuivre le processus. A présent, les Syriens doivent être prêts à s’engager pleinement dans ce processus. Le message pour eux est simple : il faut entamer le processus politique, mettre fin à la guerre et unir toutes nos forces contre Daesh. Hier après-midi, j’ai rencontré les différentes parties syriennes, l’opposition et les représentants du régime, à Genève, pour leur faire prendre conscience de ces urgences. Ils sont responsables vis-à-vis de leur peuple qui n’aspire qu’à la paix et souhaite rentrer en Syrie. Ils sont également responsables vis-à-vis des Européens et de la communauté internationale. La paix en Syrie est enfin possible. Nous devons la rendre réelle.

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