Bouysse: «Personne ne m’enlèvera mon intégrité»

Quatre ils étaient… », tels sont les premiers mots de Buveurs de vent, le nouveau roman noir de Franck Bouysse, et ils pourraient désigner les quatre livres précédents qui ont vu grandir cet écrivain, de 2014 à 2019, dans l’écurie d’une petite maison d’édition française La Manufacture de Livres. Jusqu’à rencontrer l’an dernier un incroyable succès commercial avec Né d’aucune femme : 135.000 exemplaires vendus en grand format (le poche vient seulement de sortir), 44 semaines dans le Top 50 des ventes de romans de Livres Hebdo, des adaptations audio et grands caractères, des traductions en Italie, Espagne, Catalogne et même une traduction américaine prête à sortir chez Other Press (dist. Penguin Random House), la maison de l’éditrice new-yorkaise d’origine belge Judith Gurewich. Dès lors, Franck a franchi le pas : s’il avait pris en novembre 2018 une année sabbatique pour accompagner le lancement de Né d’aucune femme, il est devenu aujourd’hui romancier à plein-temps, mais surtout il tente une nouvelle aventure éditoriale chez Albin Michel, où son éditrice n’est autre que Véronique Ovaldé. Et il s’est invité à l’émission de rentrée de La Grande Librairie, aux côtés d’Amélie Nothomb. « C’est une autre vie », nous dit-il, « je suis devenu ce que je voulais être depuis tout gamin. Dès que j’ai lu les premiers textes qui m’ont emporté – L’Iliade, L’Odyssée, Verne, Dumas –, j’ai voulu être romancier, je savais que ce serait l’affaire de ma vie. » Une rencontre « par manuscrit » Mais restons sur la « maison mère », celle qui l’a fait grandir. Pour La manufacture de livres, née en 2009 de la volonté d’un pro de l’édition déçu par les grands groupes, Bouysse est un succès inédit, hors norme. Car la manufacture, aujourd’hui encore, c’est son fondateur Pierre Fourniaud, Marie-Anne Lacoma la commerciale-communication, des locaux modestes et zéro salarié. Tout est confié à des prestataires extérieurs. « Ça a été une rencontre par manuscrit », se souvient Pierre Fourniaud, « un texte papier envoyé par la poste et qui s’appelait alors Gus – ce qui allait devenir Grossir le ciel. Pour Franck, c’était son premier roman car il n’avait été publié auparavant que chez de petits éditeurs sans distribution. J’ai réagi très vite, et je lui ai demandé s’il l’avait envoyé à d’autres éditeurs. Il m’a dit “Oui”, alors je lui ai proposé d’attendre la réponse des gros éditeurs : peut-être serait-il frustré de publier son premier roman dans une toute petite maison. C’est cela qui l’a décidé à signer chez moi, m’a-t-il dit : je n’avais pas plaidé ma cause, il a trouvé cela honnête. Une relation de confiance s’est de suite installée. » A la manufacture, l’auteur a commencé à développer sa patte noire, celle d’un Faulkner du Limousin, dont le comté imaginaire s’étendrait de la Haute Seine à la Corrèze, mais doté de la modernité champêtre de Ron Rash, un sens puissant de l’image poétique et froide, des fulgurances remontées de l’enfance et d’une intimité simple avec la nature. Le succès en quatre titres « Grossir le ciel (2014) est certainement le livre qui a marqué le parcours d’auteur de Franck », note Marie-Anne Lacoma. « Repéré par la critique et les libraires, il a obtenu le Prix SNCF du polar, ce qui lui a valu de très, très belles ventes en poche » (bien plus de 100.000 exemplaires). Plateau (2016) et Glaise (2017) se sont ensuite vendus chacun à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires tous formats. « Avec Glaise, on a passé le cap des 10.000 grands formats, ce qui commence à représenter de bonnes ventes. » Mais l’explosion de Né d’aucune femme a provoqué un regain d’intérêt des éditeurs étrangers pour des traductions du catalogue entier. Car on peut être petit et percutant. « Nous avons une petite équipe », admet Marie-Anne Lacoma, « mais nos auteurs sont représentés sur les foires internationales et nous travaillons avec les agences qui représentent nos livres à l’étranger. Nous donnons la même qualité de service aux auteurs qu’un grand groupe éditorial, voire de qualité supérieure puisque nous sommes plus attentifs à chacun. » « Nous avons grandi ensemble » En cinq ans et quatre livres, « on a changé tous les deux », constate Pierre Fourniaud. « Franck a pris de l’assurance, a pris confiance en lui, et le travail que je pouvais faire dans ses textes a changé car moi aussi, j’ai mûri. Je lui avais fait changer la fin de Glaise, mais pour Né d’aucune femme, je n’ai pas fait grand-chose. Je lui avais fait des critiques, mais il avait davantage confiance en lui-même pour trancher. On a grandi ensemble. On a grandi tous les deux, j’peux pas mieux dire. » A plusieurs centaines de kilomètres de là, sur fond sonore de coq aux champs, Franck nous offre exactement les mêmes mots : « Je crois qu’on a grandi ensemble, tous les deux. Pierre m’a fait naître à la littérature avec Grossir le ciel. C’est grâce à lui. J’ai fait un sacré bout de chemin avec ce bonhomme, que j’aime toujours autant. Le truc extraordinaire, c’est qu’il m’a fait une confiance totale. Et une vraie bienveillance, l’un envers l’autre. Jamais, jamais il n’a remis en question mes choix. Il me donnait des indications, mais je gardais le dernier mot. Et là où nous en sommes, chacun, nous nous le devons mutuellement. » Franck Bouysse serait-il plus confiant dans sa qualité d’écriture ? « Je ne dirais pas que je suis plus confiant. Dès que j’entre dans un livre, je suis en plein doute. La seule différence, c’est que je commence à prendre confiance en mon doute : je vois quand le projet va devenir un livre, le moment où je ne ferai plus machine arrière. Mais je suis toujours en plein doute sur la phrase, la musique, je suis en tension permanente quand j’écris pour que ce soit exactement comme je veux que ce soit. Pas le truc parfait, mais je veux que cela sonne exactement, qu’il n’y ait pas de fausse note selon mon oreille à moi. C’est cela qui est important. » Des images surgies de l’enfance L’écrivain a quitté son éditeur, l’« envie de tenter autre chose », nous dit Franck. Pierre Fourniaux est-il amer ? « Je m’attendais à ce que cela puisse arriver. Je suis ravi du parcours. Question de tempérament : on est ravi de découvrir de nouveaux auteurs, de les faire grandir et on espère qu’un jour la question ne se posera plus de nous quitter. » D’ailleurs, La Manufacture de Livres signe une très belle rentrée littéraire avec Ce qu’il faut de nuit , de Laurent Petimangin, « un auteur né le même jour et la même année que Franck, un primo-romancier que nous avons déjà vendu aux États-Unis, en Corée, en Allemagne, en Italie. » Et lui, Franck, va-t-il se faire manger par la grande machine Albin Michel ? Il y a publié à la mi-août un superbe – superbe ! – Buveurs de vent, un univers plus « fabuleux » que les précédents, et pour le coup très faulknerien avec un personnage négatif, Joyce, qui nous évoque la trilogie Snopes – Le hameau, La ville, Le domaine – de Faulkner. Franck a conservé sa routine d’écriture : tous les matins, sept jours sur sept. Il écrit toujours sur base « d’images qui surgissent de l’enfance, quelque chose qui vous rattrape, une émotion oubliée, qui était enfouie. Pour le dernier, j’ai eu cette vision de quatre gamins suspendus à un viaduc et j’ai écrit cette première phrase : “Quatre ils étaient…” Chez Albin Michel, je travaille exactement de la même manière avec Véronique Ovaldé (qu’avec Pierre Fourniaud). Ce que je me suis toujours promis, c’est que personne ne m’enlèvera mon intégrité en termes d’écriture. Je n’écris que ce que je porte, je n’ai pas envie de fabriquer des livres pour plaire à qui que ce soit. Je ne me renierai jamais. Et si à un moment donné ça ne le fait pas, hé bien ça s’arrêtera. » Franck Bouysse sera le 23 septembre à la librairie La Licorne, à Uccle. Sur réservation uniquement. [scald=27707983:sdl_editor_representation] « Grossir le ciel », Franck Bouysse, La Manufacture de livres, 240 p., 16,90 €, disponible en Poche. [scald=27707984:sdl_editor_representation] « Plateau », Franck Bouysse, La manufacture de livres, 300 p., 18,90 €, disponible en Poche. [scald=27707985:sdl_editor_representation] « Glaise », Franck Bouysse, La manufacture de livres, 432 p., 20,90 €, disponible en Poche. [scald=27707986:sdl_editor_representation] « Né d’aucune femme », Franck Bouysse, La manufacture de livres, 336 p., 20,90 €, disponible en Poche. [scald=27707987:sdl_editor_representation] « Buveurs de vent », Franck Bouysse, Albin Michel, 400 p., 20,90 €.

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