Václav Marhoul à propos de «The painted bird»: «Ce film nous confronte à notre violence»

Un film de près de trois heures, tourné en noir et blanc dans un langage inconnu ou presque (la langue interslave), montrant la violence dans ce qu’elle a de plus dur et de plus froid (ou plutôt la suggérant mais de manière explicite) : présenté l’an dernier à Venise, The Painted Bird de Václav Marhoul, adapté du livre de Jerzy Kosinski, est un film d’une rare intensité. Il suit le parcours d’un jeune garçon qui lutte pour survivre pendant la guerre, errant dans un pays d’Europe centrale ou orientale durant la Seconde Guerre et assistant à des scènes d’une rare violence. Dur, mais nécessaire car il met en perspective la violence sourde qui n’est jamais très loin de nous. Comment vous êtes-vous intéressé au livre de Jerzy Kosinski ? Je lis énormément : 3 ou 4 livres par mois, j’adore ça. Ma femme me déteste parce que notre appartement ressemble à une bibliothèque. Il y a des livres jusque dans les toilettes (sourire). Je ne sais pas si c’est par accident ou à cause de la destinée, mais j’étais passé à côté de The Painted Bird (L’oiseau bariolé pour la traduction en français, NDLR). Je l’ai finalement lu quand j’avais 44 ans car un ami me l’avait recommandé. Heureusement que j’avais cet âge-là parce que la plupart des gens le lisent à 18 ou 20 ans… Quand je l’ai lu, un tas de choses s’étaient produites dans ma vie. Tant de pertes importantes, tant de victoires, tant d’expériences. Puis les enfants qui changent totalement votre perspective sur la vie. Donc j’ai vraiment été extrêmement touché par cette histoire. Je ne connaissais rien sur ce livre et après trois pages, j’ai eu le sentiment que c’était quelque chose de spécial. Quels ont été vos sentiments à la lecture du livre ? Les sentiments provoqués par sa lecture sont très contrastés. Et j’imagine que c’est la même chose pour les spectateurs du film. Le premier tiers ne peut simplement pas le terminer et je respecte cela. Ils ont bien sûr le droit de réagir comme ça parce que chacun d’entre nous est différent, et heureusement. Le second tiers lit le livre et tout ce dont il se souvient, c’est de la violence et de la brutalité. Alors que, de mon point de vue, cette violence est juste le cadre du tableau, pas le contenu. Le dernier tiers s’interroge sur ce qu’est le tableau et ce que l’histoire raconte. La brutalité et la violence ne sont que des conséquences de l’histoire, pas le but premier. Le plus important, c’est un petit garçon qui essaie de survivre. De mon point de vue, ce petit garçon symbolise l’Humanité et il m’a apporté un tas de questionnements. Ces questions sont très douloureuses et normalement, les gens ne veulent pas y penser. Par exemple : pourquoi les gens font ces choses ? Pourquoi Dieu a-t-il créé l’Humanité ? Quelle est la différence entre vraiment croire en Dieu et aller tous les dimanches à l’église en prétendant être un bon catholique puis voler quelqu’un le jour d’après ? Ensuite, la question la plus importante dans ce film : est-ce que c’est vraiment un gros problème si je suis différent ? Pourquoi les gens ont-ils peur de tout ce qui est différent ? Quelle est la racine de ce cauchemar ? Un tas de questions qui étaient pour moi un cadeau offert par le livre de Kosinski. C’est pour ça que j’ai fait ce film : essayer de trouver des réponses à ces questions pour moi-même. Et je le dis très ouvertement : j’ai fait ce film pour moi. Votre film a fait beaucoup parler à la Mostra car certaines personnes ont trouvé les images trop dures. Comment avez-vous choisi ce que vous vouliez montrer ? Le risque est toujours que les images soient tellement dures que le public vous lâche… Lors de la première projection presse à Venise, on m’a dit que beaucoup de gens avaient quitté la salle. Peut-être 80 ou 100. Mais pour moi, sur une salle de 1.500 personnes, c’est un bon score ! Je respecte cela. Depuis les films muets, personne n’a jamais réussi à faire un film que tout le monde aimait. C’est OK. Certaines personnes ne veulent simplement pas voir cette histoire et je respecte cela. Oui mais, dans ce cas, les gens ont des réactions extrêmes : soit ils sont totalement conquis, soit ils détestent le film… Bien sûr et ça me va ! Vous savez quelle est la plus grande tragédie qui soit ? Que personne ne parle de votre œuvre d’art, qu’elle soit un film, un livre, une peinture… Un an plus tard, les gens revoient ce film à la télé et ils ne sont plus trop sûrs de s’ils l’ont déjà vu ou pas… Ce n’est pas le public qui livre le vrai jugement, mais le temps. Si le film est vraiment bon, le temps le dira. Une journaliste m’a demandé pourquoi il y avait autant de violence explicite dans mon film. Pour moi, ce n’est pas le cas : j’ai tourné les choses de manière très décentes. Je ne suis pas Quentin Tarantino avec une caméra qui va chercher les détails. En fait, vous ne voyez pas l’acte violent à proprement parler dans mon film. Les gens quittent la salle de cinéma parce que je leur montre de la violence de manière décente, mais ils ont de la violence explicite dans leur propre cerveau. Ils ne quittent pas la salle à cause de moi mais à cause d’eux. Faire un film sur un tel sujet demande de nombreuses précautions par rapport à l’Histoire… Lorsque j’étais en phase de préproduction, j’ai lu un tas de livres. Des livres historiques, Bloodlands (Terres de sang. L’Europe entre Hitler et Staline) de Timothy Snyder. Ça a été important pour moi parce que si vous lisez ce livre, vous vous rendez compte que The Painted Bird, c’est de la limonade. Et c’est la vérité, pas de la fiction. Le plus important pour moi a été le travail fantastique du professeur Zimbardo, qui a fait une expérience très célèbre à Stanford dans les années 1970 (elle démontrait de manière spectaculaire que tout homme, placé dans certaines situations, pouvait se transformer en monstre, NDLR). Cette expérience est pour moi l’explication qui permet de comprendre le diable qu’il y a en chacun d’entre nous. Le mal se cache en chacun d’entre nous et nous devons lutter contre cela chaque jour. Que faire face à ça ? Lutter et se lever chaque matin sans oublier que les autres peuvent souffrir. Ne pas être aveugle et réfléchir. Penser aux autres, encore et encore. Si mon film parvient à apporter cette émotion aux gens et qu’ils se disent “plus jamais ça”… The Painted Bird est une histoire intemporelle. Là, nous sommes assis tranquillement à Venise. Mais chaque seconde, un enfant est tué. Et c’est pour ça que je suis si sensible à The Painted Bird : cette histoire continue de se répéter. Une des plus grandes questions est de comprendre pourquoi. Avez-vous pensé à ce qu’a vécu votre famille pendant cette époque ? C’est une question très sensible. Je suis un Tchèque typique, c’est-à-dire que je suis en partie tchèque, donc slave, en partie allemand, en partie juif. Une partie de ma famille était juive. Je dis était parce que 18 d’entre eux sont morts dans les camps de concentration. Mon rapport à tout ça est donc beaucoup plus profond que pour la plupart des gens. Pour être tout à fait honnête, quand j’ai tourné la scène avec le train, tant que c’était à l’extérieur, c’était OK. Je tremblais, mais j’étais toujours en contrôle de moi-même. Quand nous avons bougé la caméra à l’intérieur du wagon et qu’il y avait 120 extras, j’ai commencé à pleurer et nous n’avons pas pu tourner pendant une 1h30. Parce que je ne voyais pas des extras. Je voyais ma famille… Un des choix forts du film, c’est sa photographie en noir et blanc, hors du temps. Vous évoquez le fait que cette histoire est intemporelle. Est-ce pour ça que vous avez choisi de filmer en noir et blanc ? Non. L’idée m’est venue il y a neuf ans lorsque j’ai trouvé un des lieux de tournage en Pologne de l’Est. C’était un fantastique jour d’été ensoleillé. Avec un ciel bleu, des nuages blancs et des herbes très vertes. Je me suis dit que ça ne pouvait pas fonctionner pour mon film et que ça devait être du noir et blanc. Sinon l’histoire n’aurait pas été sincère. En y réfléchissant, je me suis dit que Steven Spielberg avait sans doute dû résoudre les mêmes problèmes que moi lorsqu’il a tourné La Liste de Schindler. Essayez d’imaginer La Liste de Schindler en couleur ? Ça ne fonctionnerait tout simplement pas. Un autre choix intéressant, c’est que votre film est le premier à utiliser la langue interslave… Dans son livre, Kosinski dit que l’histoire se passe quelque part en Europe de l’Est et que les villageois parlent dans une langue étrange. Mais que signifie « langue étrange » ? L’autre problème qui s’est présenté à moi, c’est que Kosinski était persona non grata en Pologne. Je ne voulais pas qu’une quelconque nation soit associée à ce qu’il se passait dans The Painted Bird. J’ai donc ouvert mon carnet et fais appel à un Big Brother, Google, et j’ai tapé espéranto slave. Et ça existe ! C’est un langage inventé que personne ne parle. J’avais trouvé ma solution. Les personnages du film parlent cette langue, c’est pour ça que le film sera sous-titré en Pologne, en République tchèque… partout (sourire) !

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