Kastellórizo, porte-drapeau grec face à la Turquie d’Erdogan

La piste accidentée du minuscule aéroport local est davantage foulée par les rangers des militaires que par les tongs des touristes, les restaurants survivent grâce aux soldats, et dans le port sommeille un imposant navire de guerre gris. Cette île représente la frontière du conflit avec les ambitions néo-ottomanes du président turc Erdogan, le mur contre la doctrine souverainiste de la « Patrie bleue », à savoir le grand retour à la mer théorisé par Ankara pour annihiler les traités signés il y a un siècle avec l’Empire turc agonisant. Kastellórizo est dans le cœur des Grecs et sur les lèvres de tous les politiciens. La présidente grecque Katerina Sakellaropoúlou est arrivée sur les lieux dimanche dernier. Si elle a fait le déplacement, c’est à l’occasion du 77e anniversaire de la libération de l’île de l’occupation italienne, mais c’est la crise avec la Turquie qui la préoccupe tout particulièrement. « Nous privilégions la voie de la diplomatie et du dialogue », explique la présidente. « Nous ne céderons pas aux menaces et aux intimidations. Le patriotisme et l’altruisme de cette île frontalière sont un exemple pour nous tous. » [scald=27714178:sdl_editor_representation] Il a fallu attendre ce même dimanche pour qu’Ankara rappelle à Antalya le navire de prospection Oruc Reis, qui naviguait dans cette zone de la mer Egée depuis plus d’un mois à des fins de provocation. « Ankara a fait un pas dans la bonne direction », reconnaît Katerina Sakellaropoúlou. « Il n’y a plus qu’à espérer qu’elle finisse par entendre raison. » En réalité, le ministre des Affaires étrangères turc annoncera peu après que « les activités de prospection sont toujours d’actualité » et que la mission de l’Oruc Reis n’a été interrompue que temporairement. « Erdogan a des problèmes chez lui, et il hausse le ton » Parmi les habitants de l’île rassemblés sur la petite place blanche située devant l’église, à l’intérieur de laquelle vient d’être entonné le « Kyrie eleison », figurent des enfants et des adolescents de l’école Sandrapia, un établissement unique de la maternelle au baccalauréat. Si les plus petits sont davantage préoccupés par le port du masque imposé par la pandémie de Covid-19 et par leur premier jour d’école que par les menaces turques, ils participent néanmoins sagement à la cérémonie. Dans le bar situé à deux pas de l’église, on boit du café frappé, et ma présence dépoussière quelque peu la langue italienne qui s’est imposée dans la communication locale par la force de l’histoire. « Le navire turc ? On s’en fout ! », s’exclame une dame élégante vêtue d’un caftan. Elle s’appelle Constantina Agapitou Crowley et elle anime la vie culturelle locale. « L’enjeu ici n’est pas la prospection de gaz. Quand ils l’auront extrait, il n’aura déjà plus aucune utilité, vu qu’on sera passé aux énergies propres. Le fait est qu’Erdogan a des problèmes chez lui, et il hausse le ton. » Les analystes d’Athènes sont plus ou moins de cet avis. « Le président turc doit batailler sur au moins deux fronts », explique Periklis Dimitrolopoulous, éditorialiste du journal de centre-gauche Ta Nea . « Le premier, c’est la crise économique, et le deuxième, l’érosion de son pouvoir, comme en témoigne la perte d’Istanbul. Une crise internationale pourrait donc bien servir ses intérêts. Ce qui m’a surpris, c’est que cette crise se soit déclenchée en été : d’habitude, deux pays avec une vocation touristique comme la Grèce et la Turquie évitent de se quereller à la haute saison. Le coronavirus a décidément tout chamboulé. » L’Union européenne passe de la carotte au bâton Ce qui ne plaît pas à Ankara, c’est que la Grèce détermine les zones maritimes sur lesquelles exercer ses droits non pas depuis le continent, mais depuis les nombreuses petites îles sur lesquelles flotte le drapeau blanc et bleu, même si – comme Kastellórizo – elles se situent à plusieurs centaines de kilomètres de la Grèce continentale et à deux pas de la Turquie. La question n’est pas nouvelle, mais elle a été ravivée par une reprise de la prospection des ressources en Méditerranée orientale. Ankara a conclu avec le Premier ministre libyen Fayez el-Sarraj un accord sur les frontières maritimes qui ne tient aucunement compte des requêtes grecques. [scald=27714177:sdl_editor_representation] « De temps à autre, les esprits s’échauffent, et l’opinion publique suit », explique Dimitrolopoulous. Le problème, ce sont les incidents qui peuvent se produire lorsque la mer Egée est prise d’assaut, comme cela s’est passé en août. « Rien de tout cela ne serait arrivé s’ils avaient laissé la Turquie entrer dans l’Union européenne », m’assure un officiel grec avec lequel je partage une fourgonnette quelque peu déglinguée. L’UE passe de la carotte au bâton. Le président français Emmanuel Macron fouette Ankara, tandis que la chancelière allemande Angela Merkel lui fait miroiter la possibilité d’une union douanière. Dans quelques jours, le Conseil européen devrait examiner la demande de sanctions formulée par Athènes, et il est fort probable que l’« escale technique » de l’Oruc Reis ne soit pas étrangère à cette échéance. [scald=27714179:sdl_editor_representation] Sur le mur le plus visible du port, un immense drapeau grec flotte au vent. Massimo Paradisi, un des Italiens de l’île, m’indique la côte turque : « Nous devrions également accrocher un drapeau de l’Union européenne, et il devrait être encore plus grand. Le monsieur d’en face comprendrait ainsi qu’il n’a pas affaire à un petit pays, mais à tout un continent. » Il ne reste qu’à attendre le Conseil européen pour savoir s’il a raison. [scald=27714180:sdl_editor_representation]

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