Vincent Donckier: «Faut-il privilégier la quantité ou la qualité de vie?»

Le report de soins induit par une décision du patient est une chose. Le même report sur base d’une décision médicale en est une autre. De nombreux médecins spécialistes sont, en cette période, confrontés à des dilemmes : soigner rapidement des cas « choisis » ou reporter à plus tard en prenant un risque calculé. Ce dilemme, le Professeur Vincent Donckier, chef du service de chirurgie oncologique à l’Institut Jules Bordet, centre de traitement du cancer, y est régulièrement confronté. Avec, en complément, bien des questionnements éthiques. Alors que la deuxième vague ralentit sa cadence, quelles leçons tirez-vous ? Entre la première et la deuxième vague, il y a eu une reprise partielle des activités hospitalières classiques. Au cœur de la deuxième vague, la situation était comparable à la première mais elle fut plus difficile à gérer en pratique, notamment en raison de la fatigue accumulée dans les hôpitaux. Quoi qu’il en soit, cette situation a globalement retardé nos activités dans la chirurgie du cancer. La chaîne a été interrompue en plusieurs points essentiels, depuis le dépistage jusqu’au traitement précoce et la prise en charge à long terme. Cela est illustré par les chiffres récemment communiqués montrant une diminution significative des diagnostics de cancers. On sait que l’efficacité des traitements dépend des stades auxquels ils sont diagnostiqués et du délai entre le diagnostic et le traitement. On doit donc, malheureusement s’attendre à une surmortalité liée au cancer dans les prochains mois et les prochaines années. Comment les oncologues réagissent-ils dans cette situation ? Plusieurs sociétés médicales et les autorités sanitaires ont proposé des recommandations pour les soins généraux et pour la chirurgie du cancer en particulier. Les consignes sont notamment de postposer les interventions chirurgicales non urgentes, comme la chirurgie esthétique, le placement d’une prothèse de hanche… l’idée étant de réserver les capacités chirurgicales aux soins des pathologies pour lesquelles le délai a un plus grand impact. Et le cancer en fait souvent partie. Encore faut-il établir un ordre et il n’est pas nécessairement facile de déterminer si tel ou tel patient doit être opéré dans les trois jours, les trois semaines ou les trois mois, ni comment établir les priorités entre deux types de cancers différents. Dans un cadre très spécialisé et parfois segmenté, certaines recommandations ont été faites de façon isolée, sans nécessairement tenir compte de l’ensemble de la demande de soins, c’est-à-dire de l’ensemble des patients porteurs de cancers, mais aussi des autres patients. Ces recommandations ne sont donc pas toujours facilement applicables dans un objectif d’efficacité globale. A cela s’ajoute une difficulté supplémentaire qui est l’incertitude quant à la durée de cette crise. Ce facteur peut directement influencer le choix des traitements : dans la situation actuelle, en particulier si elle se prolonge, certaines alternatives peuvent être globalement plus efficaces que les traitements classiquement recommandés, par exemple si elles peuvent être utilisées immédiatement et/ou si elles épargnent des ressources pour d’autres soins. [scald=27816752:sdl_editor_representation] Avec, pour vous, des questionnements éthiques ? A partir du moment où on opère en priorité les urgences et les cancers, il y a nécessairement un impact sur d’autres secteurs, par exemple pour les pathologies cardiaques ou l’orthopédie. Faut-il réserver les forces médicales pour opérer une personne présentant un cancer avancé qui a 10 % de chance de survie à cinq ans ou pour opérer une personne âgée qui ne peut plus marcher et sera totalement revalidée si une prothèse de hanche était placée ? Faut-il privilégier la quantité ou la qualité de vie ? A partir du moment où les ressources globales diminuent, ici en raison de la mobilisation du personnel et des équipements pour le covid, cette question se pose. Le corps médical a besoin de forger un consensus sur les actes qu’il faut privilégier. Comment, sur base de quels critères établir des priorités entre une opération pour un cancer à un stade avancé ou pratiquer une chirurgie de revalidation ? Je pense que cette question est compliquée. Je crois qu’il important d’organiser une méthode pour en débattre, dans le monde médical mais aussi dans la société. Dans ce débat, les principes éthiques doivent être considérés en priorité, en particulier celui de l’équité de l’accès aux soins. Cela pose aussi la question de l’information du patient ? Un des fondements de la relation de confiance entre un médecin et son patient repose sur cette déclaration du médecin : « Dans l’état des connaissances, voici le diagnostic, voici le traitement que je peux proposer et voici les alternatives raisonnables. » Le patient peut alors décider de son traitement, de façon éclairée et libre. Cette relation de confiance est fondamentale mais elle est perturbée dans la situation de crise actuelle liée à la pandémie. Par exemple, nous pouvons proposer une intervention chirurgicale, si nous pensons qu’il s’agit du traitement qui offre le plus de chances au patient, en particulier quand on en connaît le délai. Encore une fois, la durée inconnue de la période de crise actuelle peut modifier ces choix. Une chirurgie pour cancer peut être généralement retardée d’une ou deux semaines sans modifier le pronostic. Un délai de deux mois est souvent inacceptable. Actuellement, la priorité de chaque cas et le choix du traitement le mieux adapté dans chaque cas individuel doivent être évalués, en tenant compte des bénéfices escomptés chez le patient lui-même, mais aussi des ressources globales disponibles. Cela concerne particulièrement les traitements qui nécessitent le plus de moyens. Par exemple, dans la période actuelle où les ressources sont limitées, il peut être raisonnable de privilégier un traitement par chimiothérapie ou par radiothérapie en première ligne par rapport à une chirurgie lourde, nécessitant un séjour prolongé aux soins intensifs. Dès lors, dans ce dialogue individuel avec le patient et dans les propositions qui sont faites, une attitude raisonnable est parfois de dire « je ne sais pas » mais, il faut bien reconnaître que ce message est souvent très difficile à entendre et à accepter. Ne devrait-on pas prévoir ce type de scénario en amont d’une pandémie ? Je pense que cette crise était vraiment difficile à prévoir. Je ne remets certainement pas en cause les mesures qui ont été prises, je ne suis absolument pas compétent pour cela et il est très facile de donner des avis de manière rétrospective. Je crois qu’il est maintenant important de réfléchir à des stratégies communes, pour la gestion de la crise et pour différents scénarios de déconfinement. Ces réflexions pourraient aussi s’avérer utiles si de nouvelles crises de ce type devaient se produire dans l’avenir. Il me semble qu’il est crucial de d’abord collecter les données et de les analyser, y compris à moyen et à plus long terme. Ces données doivent servir de base pour définir différents scénarios. Cela implique une organisation entre les hôpitaux, par exemple pour regrouper la prise en charge de certaines pathologies. L’ensemble de cette organisation ne se limite pas au monde médical. Nous pourrions être aidés par des experts capables d’établir des modèles prédictifs. Enfin, je crois qu’il est important que ces débats soient transparents, en particulier vis-à-vis des patients, par exemple représentés par les associations de patients.

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