Renaud, poings fermés

On a le droit de ne pas aimer Renaud pour son look ou ses coups de gueule pas toujours adroitement décochés, mais il faut le rencontrer, le laisser parler pour se convaincre définitivement que l'homme est honnête et que l'habite cette passion, un peu candide sans doute, mais doublée d'une chaleur réelle, celle d'un artiste qui est le premier à reconnaître ses défauts et tente sans cesse de s'améliorer. Il y a deux ans, lors du concert à Forest-National, tu disais que tu travaillais déjà sur de nouveaux morceaux et qu'un nouvel album pourrait déjà être prêt fin 89. Comment se fait-il que ce disque nous arrive deux ans plus tard? Je ne sais pas s'il a deux ans de retard mais il a pris un an de plus que d'habitude, ça oui. Il s'est passé que j'ai eu du mal. Parce que c'est le dixième album et que chaque fois c'est un accouchement plus douloureux. Je n'ai pas envie de tourner en rond, me répéter. Je voulais trouver des thèmes nouveaux et je sais que je suis attendu au tournant par un public exigeant et difficile et une critique intransigeante. Puis j'ai pris mon temps parce que j'avais peut-être envie de me faire désirer un peu... L'idée d'enregistrer en Angleterre, sur le sol de «Miss Maggie» avec une sonorité celtique, de folk irlandais, remonte-t-elle aussi à deux ans? Oui. Je voulais travailler avec un arrangeur irlandais, retrouver un son plus acoustique avec des violons plutôt que des synthés. Enregistrer en Angleterre, c'est contraint et forcé parce que le producteur que j'ai choisi préférait rester près de chez lui, avec son équipe, son studio et ses musiciens. Ça m'a permis aussi d'échapper au climat malsain qui régnait à Paris au mois de janvier. Les Français sont un peuple latin, ils bavardent. En Angleterre, ils en parlent moins. Quand je m'étonnais de leur manque d'intérêt au lendemain des premiers bombardements sur l'Irak, ils me disaient: nous, on ne parle pas de la guerre, on la fait. [scald=873584:sdl_editor_representation] Sur la pochette du nouvel album, il est mis: enregistré durant leur sale guerre. Que penses-tu des déclarations d'un Patrick Bruel disant: mieux vaut une bonne guerre qu'une mauvaise paix? Mais il n'y a eu ni bonne guerre ni bonne paix. Il y a eu une sale guerre qui n'a pas atteint ses objectifs puisque le prestige et le pouvoir de Saddam Hussein ressortent renforcés. Ils ont voulu nous faire croire au début que la guerre avait été propre et technologique. La moindre des choses aurait été de rétablir, sinon en Irak du moins au Koweït, un semblant de démocratie. Il est vrai que Saddam Hussein méritait une bonne raclée, mais c'est l'hypocrisie derrière cette guerre pour la justifier qui m'a le plus énervé. J'aurais encore préféré le cynisme. Guy Bedos formait avec toi, Coluche et Desproges une famille soudée. Il a pourtant récemment eu à ton égard des termes peu amènes comme «néo-stalinien» et «girouette». Est-ce en raison d'un certain désenchantement que tu ressens vis-à-vis de la gauche française et de Mitterrand en particulier comme le prouvent tes chansons «Le tango des élus» et «Tonton»? Tu avais été, avec Bedos, un des plus solides soutiens de Mitterrand. On se souvient de la pub «Tonton, laisse pas béton»... Je ne pense pas que ce soit ça qu'il ne m'ait pas pardonné. Il n'avait pas dû avoir connaissance du texte des chansons au moment de ses déclarations. Je suis très triste parce que c'était ma famille, Bedos, et quand on se fait attaquer par quelqu'un de sa famille, c'est plus grave et ça fait plus mal que par un ennemi. Les raisons pour lesquelles Bedos s'est brouillé avec moi, me hait et ne se gêne pas pour le faire savoir, dans des termes qui ne sont pas les mieux choisis - néo-stalinien c'est vraiment d'une rare bêtise - sont plus profondes que ça et plus personnelles. Je n'aime pas dire ça parce que cela relève de notre vie privée et que je ne veux pas tomber dans le piège de la basse surenchère mais je crois que Bedos est jaloux, il ne m'a jamais pardonné l'amitié que Desproges éprouvait à mon égard. Il voulait se le garder pour lui, c'était sa chose, sa création. Le coup de poignard, c'est quand j'ai fait la préface du livre posthume de Pierre, «Les Fonds de tiroir». Mais ce n'est pas intéressant à raconter. Et en plus de ça, il est jaloux quand il pense que quelqu'un d'autre fait son métier à sa place, dit les mêmes choses que lui. Il veut être le seul bouffon du roi. Maintenant qu'il a lu ma chanson «Tonton», il va encore plus me traiter de girouette... J'ai été un ami de Mitterrand mais je ne serai jamais son valet, quoi. Tu fais partie de cette génération désenchantée, les déçus du socialisme? Je me sens profondément anarchiste depuis toujours. C'est vrai que j'ai éprouvé une profonde admiration, une estime pour Mitterrand mais ses idées aujourd'hui ne collent plus avec celles de ses concitoyens, je pense. La vieillesse est un naufrage, disait l'autre. Pour lui, c'est plutôt Robinson Crusoé parce qu'il se porte plutôt bien. Il est dans une autre sphère. C'est vrai que j'ai été un peu cruel peut-être. J'ai mis du temps à me rendre compte mais là... Je ne suis pas un farouche partisan des socialistes français. En 1986-88, je suis resté combatif et enthousiaste, je ne faisais pas partie de tous ces déçus du socialisme, malgré l'affaire Greenpeace, malgré que différents points du programme commun sont tombés aux oubliettes. Et puis au bout d'un moment, on se dit qu'on préfère se faire niquer par les méchants cyniques que par les gentils incapables pour qui on a voté. La guerre du Golfe, là ça a été la goutte d'eau. Plus jamais je me laisserai piéger en usant de cet abus de pouvoir qui consiste à afficher mes convictions et mon bulletin de vote sur une page dans les journaux comme je l'ai fait en 88. Même si je ne suis pas un abstentionniste à tout crin, même si je continuerai à voter à gauche parce qu'on n'a pas le choix, je ne soutiendrai plus personne. Rocard, c'est un arriviste, Delors c'est un consensuel, je n'aime pas les gens qui plaisent à tout le monde, moi. «Ma chanson leur a pas plus», la suite. Comment choisis-tu tes chanteurs-cibles? Je me permets de ne parodier que les gens que j'aime bien. Gold-man, j'éprouve un profond respect et je ne crois pas qu'il le prendra mal. C'est un gag pur et simple. Je ne prends comme cible que les puissants. Bruel, je n'ai pas trouvé le biais, je n'ai pas trouvé dans son écriture assez de matière pour la parodie. Et puis il marche trop bien maintenant, je ne vais pas en plus lui faire de la pub. Le blaireau qui sort de Roland-Garros, il ne s'agit pas de Noah. Quand je l'ai écrit, il ne chantait pas encore. Je suis content, parce que c'est ce que je pense un peu de lui, et désolé parce que si j'avais vraiment pensé à lui, je l'aurais cité. J'ai le courage de mes opinions. L'album commence par les mots «Dis, papa». Ta fille Lola apparaît souvent dans tes chansons mais cette fois tu lui fais dire, dans «Marchand de cailloux»: «...Si tu t'sers de moi, trouillard, pour chanter des conneries». As-tu l'impression que tu as trop tendance parfois à te servir d'elle, sur une pochette, dans un texte, ou sur scène même? Peut-être qu'inconsciemment j'ai pensé qu'elle pensait ça, mais elle ne me l'a jamais dit. J'ai peut-être culpabilisé de trop l'utiliser dans mes chansons pour lui faire dire des choses que moi je ressens. Mais sur scène, Lolita n'a dû faire que cinq ou six apparitions sur toute la tournée, elle était en coulisse et spontanément voulait jouer avec la balançoire mais je n'ai jamais voulu exploiter cela. On tombe vite dans un racolage de bons sentiments. Au bout d'un moment, elle a commencé à y prendre goût, j'ai même dû un peu la freiner, je ne voulais pas que cela devienne systématique, qu'on me reproche de faire comme Jean-Luc Lahaye. Pour les textes, elle est mon deuxième public après sa mère. «Dans ton sac», justement, est une très belle déclaration d'amour à sa mère. N'est-ce pas un peu lourd à porter cette image du père et du mari parfait que tu fais passer dans tes chansons? Il s'agit là de quelque chose de très privé qui se retrouve ainsi dans le domaine public... J'aime bien aussi cette chanson, je suis étonné qu'elle touche tant de monde. L'amour, c'est quelque chose de rare et de fragile qu'il faut protéger, il faut bien garder les poings fermés pour qu'il ne s'envole pas. Mais je suis loin d'être dans ma vie privée aussi pur que l'image qu'ont de moi les gens à travers mes chansons. Il m'arrive d'être une vraie ordure avec ma gonzesse. Mais je ne réalisais pas qu'une partie de mon public me juge bon père, bon mari... Dans les chansons, ressort sans doute le puritanisme de mon éducation qui fait qu'on y retrouve le respect de certaines valeurs morales comme le couple, peut-être que je me fais une idée très haute de cela, du rapport homme-femme et parents-enfants. C'est tout à fait traditionnel. Tu es dans ta quarantième année et tu continues d'afficher le même look avec tes longs cheveux jaunes, le blouson de cuir, la boucle d'oreille, etc. N'est-ce pas une manière de refuser de vieillir? Peut-être, inconsciemment. Mais je me vois mal mettre un veston et une cravate. Franchement, ce n'est rien de calculé. Je me laisse aller, je me sens bien comme ça. Comme ma femme préfère les cheveux longs et moi jaunes, voilà quoi. C'est vrai que le blouson, la Harley, tout ça n'est plus un look de rebelle. Pour moi, c'est peut-être un uniforme. C'est vrai qu'à mon concert, le public a un peu le même look mais c'est moi qui m'habille comme eux et pas l'inverse. Je n'ai rien inventé du foulard rouge, des bottes mexicaines et du blouson. Au départ, c'est moi qui me suis identifié à une famille... A laquelle tu n'appartenais pas, dont tu te sentais proche et qui t'a accepté... Oui. Enfin, il me semble qu'ils m'ont accepté. Quand j'ai arrêté mes études et quitté ma famille, c'est chez les petits voyous de banlieue que je me suis intégré, je me suis habillé comme eux, identifié à eux, tatoué comme eux, je me suis mis à parler comme eux. Mais on continue à me reprocher que je n'étais pas le loubard que je chantais dans mes chansons. Ce vieux procès dure toujours alors que je n'ai jamais dit que je venais d'un milieu défavorisé et que j'étais né en banlieue. J'étais forcément fils de bourgeois, de bonne famille, etc. Ça gêne personne que Johnny roule en Rolls mais quand c'est Léo Ferré... Moi j'ai un bateau qui m'a coûté le prix de deux Rolls et on ne me l'a jamais reproché. Parce que ça avait un petit côté aventurier... Coluche aussi avait une Rolls mais moi je ne suis pas très bagnole... On ne voit jamais ton nom sur la pochette d'autres artistes. Si on excepte le cas très particulier de la reprise de Mano Negra pour l'album «Diversion», t'es plutôt du genre solitaire professionnellement. N'y a-t-il aucune collaboration qui t'intéresserait, n'y a-t-il personne pour te demander des chansons? Non. C'est peut-être dû au fait que j'ai un style d'écriture trop particulier. J'ai déjà placé deux chansons en face B de 45 tours de copains à moi dont une pour Frank Langolff il y a dix ans. Dès que j'essaie d'écrire pour un autre, j'essaie de gommer ce qui fait le particularisme de mon écriture, je mets fille au lieu de gonzesse, je mets rendez-vous au lieu de rencard et j'ai l'impression de me trahir et de le faire dans une langue étrangère. Par contre, il y a un vague projet dans l'air. C'est la petite, charmante et délicieuse Emmanuelle Béart qui rêve de chanter. Et qui ne veut chanter que si c'est moi qui lui écris ses chansons. Je chanterai du Renaud ou je ne chanterai pas, dit-elle. J'ai toujours eu envie de relever ce défi et comme je la trouve très touchante et très talentueuse... Au début, je lui ai dit que la voyais mal chantant «Putain ce qu'il est blême mon HLM», elle m'a dit peut-être mais je me vois très bien chanter «Il pleut» ou «Mistral gagnant» et c'est vrai que là je ne vois pas quels mots pourraient être choquants dans sa bouche. Ça se fera donc si j'y arrive. C'est pour ça que j'en parle dans mes interviews pour m'obliger à le faire... Je l'avais déjà fait avec un album de chansons pour Coluche et puis un disque de reprises de français de Springsteen, mais je n'ai pas eu assez d'énergie pour aborder sérieusement le problème. Il a été question de Johnny aussi, il attend toujours d'ailleurs... Et le cinéma, c'est terminé? Hélas, cela ne fait que commencer. Claude Berry monte «Germinal» d'après Zola et me veut dans le rôle principal. Il monte son budget pour l'instant sans mon accord définitif mais de principe, c'est pour me forcer la main. Je lui avais dit: oui sous réserve que le script me plaise, quatre mois plus tard il me l'envoyait et il me plaît, oui sous réserve que tu trouves la production, j'ai bien peur qu'il ne la trouve très vite. Mais il est convaincu que c'est un rôle pour moi, j'ai beau lui affirmer que non. C'est peut-être un rôle pour moi mais je suis convaincu que je ne saurai pas le défendre, parce que ce n'est pas mon métier. Mais s'il donne le rôle à un autre, ça va m'énerver... C'est un pari, je n'ai pas le droit à l'erreur, je dois être brillant pour le premier vrai rôle de ma carrière dans un des films les plus importants de l'année, par un des cinéastes français les plus importants... Renaud: «Marchand de cailloux» (Virgin). Tournée au printemps prochain. (Article paru le mercredi 13 novembre 1991)

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