Renaud (Séchan) par Renaud (14 ans)

Celui-ci, nettement plus branché Bach que Madonna, et à qui la chanson française n’inspire guère qu’un profond, qu’un récurrent ennui, avoue : « Ah, lui, c’est le seul qui m’amuse. » Celui-là, grand clerc en belles lettres, témoigne : « Ses textes constituent l’un des fleurons de la poésie contemporaine. ». Sans compter, bien sûr, ces gamins qui, dès l’école primaire, reprennent ses refrains en chœur. Cette fois donc, il les a eus. Tous, ou à peu près. À trente-trois ans - l’âge des destinées ! - dont dix de carrière ponctués d’autant d’albums, Renaud s’est aujourd’hui rendu incontournable. De la Pizza du Marais au Zénith, de la mob’ au voilier, de Société tu m’auras pas à Fatigué, du jeune homme en colère à l’homme jeune en combat, il est l’un des rares (comptez-les donc pour voir) de sa spécialité à avoir parcouru un « sans faute » : un itinéraire dont l’évidence apparaît à la mesure exacte de ses doutes intimes. Élevé, en 83, au top niveau des vendeurs de l’Hexagone avec un million deux cent mille exemplaires de Morgane de toi, il accède avecMistral gagnant aux faveurs complexes de la Notoriété pure. Mickey et Le Figaro, Le monde et Rock’n Folk, Libé et Paroles et Musiques, pas un « canard » qui ne lui ait ouvert toutes grandes ses colonnes. En radio, en T.V., on tombe dessus à tous les coins d’émission - jusqu’aux vénérables Apostrophes de Pivot. C’est que, de produit strictement musical, Renaud est aussi devenu un (bel) objet d’écrits. En novembre dernier, le journaliste Régis Lefèbvre lui consacrait une biographie thématique moins éclairante d’ailleurs que l’ancien ouvrage de son ami Jacques Erwan chez Seghers. Et voici que le Seuil publie en collection de poche l’intégrale des textes de ses chansons, assortie de quelques dessins de sa main (naïve) et préfacée par... San Antonio. Cette étonnante rencontre entre le père de Bérurier et le papa de Lolita n’est pas tout à fait nouvelle : il y a trois ans déjà, lorsque Jacques Chancel lui offrit un Grand Échiquier, Frédéric Dard avait tenu à y inviter Renaud. On sait que la dédicace « Aux petits garçons qui ont les mains sur les hanches » qui figure sur la pochette de Mistral n’est rien d’autre que sa reprise d’un titre de S.A. En 85, dans Bacchanale chez la mère Tatzi, le romancier qualifie pour la première fois le chanteur de « poète le plus poétisant de cette époque d’archimerde (sans principes) », lui assurant : « C’est pour la dignité que tu t’égosilles, et ils n’en savent rien ». Déclaration d’exclusive qu’il développe dans l’avant-propos du recueil : « Renaud, mon fils, Renaud réjouis-toi : tu as pour ennemis les vieux, les vrais, ceux qui n’ont jamais été jeunes. Tu as pour amis tous les jeunes de la terre, les vrais, ceux qui ne deviendront jamais vieux. » Il n’est pires sourds... Ennemis ? De fait, il en demeure quelques-uns. Libération passé maître dans l’art de brûler ce qu’en d’autres temps il eût adoré, s’est fendu de quelques « papiers » trop haineux pour rester crédibles, s’en prenant tour à tour au fameux « contrat du siècle » scellant le passage de Renaud chez Virgin, puis à son accent jugé aussi frelaté que la teinture de ses cheveux. Nos confrères, on le voit, ne font pas dans la dentelle. Quelques jours plus tard, ils s’adjoignent l’avis d’un prétendu pape de la néo-sociologie, quelque peu dur d’oreille apparemment puisqu’il prétend que Miss Maggie « chanson anglophobe et misogyne », est également « sournoisement antisémite », dans la mesure où citant les génocides arméniens et palestiniens, elle omet celui des Juifs. Or ci-suivent les paroles exactes du couplet incriminé : « Palestiniens et Arméniens témoignent du fond de leurs tombeaux qu’un génocide c’est masculin comme un SS, un torero »... Il n’y eut guère jusqu’à présent, que quelques thatchériens musclés pour faire preuve d’une surdité aussi confondante. Mais ces échauffourées d’arrière-garde n’empêcheront pas sire Séchan d’enregistrer prochainement quelques-unes de ses œuvres dans la langue de Shakespeare, ni ses cohortes de fidèles de se soucier comme d’une guigne de faire partie de « ces bourrins grégaires » catalogués en équation « Renaud est un con + le peuple aime Renaud = le peuple est un con » comme le relevait avec un humour clairvoyant l’un des lecteurs de la page Courrier du même Libé. Et même s’il s’avoue, dans l’un des plus âpres et tendres titres de Mistral, « fatigué de chercher quelques traces d’amour dans l’océan de boue où sombre la pensée », le « chanteur énervant » (selon la formule qui figure sur ses propres cartes de visite) n’en a pas fini avec « le parti des oiseaux, des baleines, des enfants, de la terre et de l’eau ». La rencontre Ces mots-là constituaient les clés de l’album Morgane de toi, dont Renaud lui-même convient qu’il témoignait d’une maturité apaisée, nouvelle dans sa carrière. C’est au moment de la sortie de ce disque que nous l’avions rencontré pour le confronter à l’un de ses jeunes fans, âgé de quatorze ans, prénommé... Renaud (cela ne s’invente pas !) et amoureux comme lui, de mer et de bateaux. Voici à l’état brut, les questions de Renaud (l’ado) et les réponses de Renaud (l’autre) : un moment de vérité, d’une autre vérité que journalistique, en tout cas... Si tu pouvais devenir président, millionnaire ou chef de parti, que choisirais-tu ? Millionnaire, tant qu’à faire ! En outre, tu sais, si être millionnaire c’est gagner plusieurs millions, je suis millionnaire - en centimes . Je gagne bien ma vie depuis quelques années. Président, je ne veux pas l’être. J’ai déjà largement trop de pouvoir en tant que chanteur. Je ne veux pas en avoir plus. Et chef de parti... celui des oiseaux, alors. Comment voyais-tu tes parents quand tu étais enfant ? Ben, comme des vieux cons ! Qui m’emmerdaient. Qui n’étaient là que pour réprimer, punir, interdire. Tout le côté positif que j’ai pu recevoir d’eux, je ne le voyais pas. Ils représentaient l’autorité, la discipline, le pouvoir : tout ce qu’ils m’ont justement inculqué à rejeter ! De quel genre de famille viens-tu ? Moitié petite bourgeoisie intellectuelle de province, du côté de Montpellier, par mon père : vieille souche protestante, gauche bien pensante. Mon père a été écrivain, puis prof, mon grand-père était prof de Lettres à la Sorbonne, mon arrière-grand-père était pasteur. Du côté de ma mère, ce sont des gens du Nord, des « ch’timis » : un milieu ouvrier, presque le lumpenproletariat. Mon grand-père maternel a été mineur de treize à vingt-six ans. Puis il est devenu ouvrier à la chaîne, chez Renault entre autres. Et toi à quelle classe sociale penses-tu appartenir aujourd’hui ? Une classe privilégiée : celle des créateurs. C’est prétentieux de dire ça. Mais c’est quoi les classes sociales : prolétariat, bourgeoisie ? Moi je suis artiste, saltimbanque : et c’est une classe, oui. Ce sont les gens... Pourquoi es-tu devenu chanteur, plutôt qu’acteur comme tu le souhaitais ? Je voulais être acteur mais je n’ai peut-être pas eu assez de talent, d’énergie ou de chance pour le devenir. Je n’ai peut-être pas suivi assez de cours d’art dramatique. Parallèlement, je faisais des chansons pour faire marrer les copains, parce que j’avais envie de m’exprimer et que c’est un bon moyen. Au départ, j’écrivais des poèmes. Puis un beau jour j’ai trouvé une guitare qui traînait, j’ai gratouillé trois accords, ça a fait une mélodie. Je suis devenu un chanteur à des moments perdus. J’ai commencé à faire la manche dans la rue, pour gagner un peu de quoi vivre, de quoi boire surtout. Un type m’a entendu là, m’a proposé de passer sur scène dans un cabaret, où un autre type m’a proposé de faire un disque. Le premier album n’a pas trop marché. Mais avec le second, c’était parti. Ce sont les gens, le public qui a voulu que je sois chanteur, pas moi. Je n’ai jamais ramé pour le devenir, jamais lutté pour arriver, jamais fait des pieds et des mains, jamais passé une audition, jamais crevé de faim pour « réussir » dans ce métier. J’ai eu de la chance. Je me suis laissé porter par un courant. Puis au bout d’un moment ça m’a concerné, ça a commencé à me plaire sérieusement. Mais j’ai toujours envie d’être acteur. Si on te proposait de jouer dans un film, tu accepterais ? Non : on me propose beaucoup de films, et je refuse tout, parce que j’attends un scénario en or avec un rôle en or. Et puis ma carrière en chanson ne marche pas trop mal, et je ne veux pas courir deux lièvres à la fois. Si je fais du cinoche, je ne sais pas si ce sera bien pour les gens, mais il faudra au moins que ça me plaise à moi. Or les scénarios que je reçois sont soit des histoires qui sont un peu le reflet de mes chansons, mais écrites par des vieux cons qui ne savent pas parler un certain langage, soit c’est signé par des jeunes qui savent s’exprimer comme j’aime m’exprimer, mais alors c’est le scénario qui n’est pas professionnel. J’attends qu’on me propose Les Valseuses - l’équivalent aujourd’hui de ce qu’on été Les Valseuses en 73. Oxygène Pourquoi as-tu choisi de t’acheter un bateau plutôt qu’une caravane ? Ah, la caravane, je n’y avais pas pensé ! J’avais envie de bouger - oh, pas de faire du sport, mais de respirer. Le bateau c’est plus sain, je m’y réoxygène mieux que sur les routes. Avec la caravane, tu vois, il y a la bagnole devant, et tu reçois tout l’oxyde de carbone qui sort du pot d’échappement ! Je n’avais jamais voyagé avant. A trente ans, je commence à voir d’autres horizons que des horizons verticaux, en béton. Le bateau est une façon agréable de voyager sans contraintes d’horaires, de bagages, d’avions, d’hôtels. En plus, c’est une autre manière d’aborder un pays, d’arriver par la mer. Les gens t’acceptent un peu mieux. Tu arrives moins en envahisseur. Tu as toujours un petit côté aventurier. Le bateau a aussi quelque chose à voir avec tous les vieux rêves d’îles désertes, de cocotiers, de pirates, de Robinson des mers du Sud... Et puis j’avais envie d’en « chier » un peu : c’est n’est pas toujours facile quand il pleut, qu’il fait froid, qu’il y a tempête. Tu as souvent chanté ta solitude. Est-ce pour être moins seul que tu as une femme et un enfant ? Mais... oui ! Cela dit, il m’arrive d’être seul quand même avec elles. J’ai une femme et un enfant à cause ou grâce à mes parents, à mon père surtout je crois. J’ai subi une éducation qui fait que pour plein de trucs, contrairement à ce qu’on peut penser, je suis... non pas bourgeois, mais traditionaliste. Et en l’occurence, la famille est une chose que je respecte, que j’aime et que j’ai envie de protéger, de conserver. Depuis tout petit, depuis l’âge de seize ans, je cherchais celle avec qui j’allais vivre, mourir, je cherchais la femme de ma vie pour habiter ensemble, créer un foyer, lui faire un enfant, deux enfants... J’ai réussi, je suis content. Au départ, j’en voulais six d’enfants. Parce qu’on était six chez moi et qu’il y avait une bonne ambiance, même avec les conflits de génération autour de 68, par là. Mais maintenant que j’ai ma fille, je crois que je vais m’arrêter là... (Article paru le 20 mars 1986)

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