Héritier, galerie, offshore: la saga d’un Modigliani

Rien ne se serait produit sans une découverte fortuite, après que le petit-fils d’un marchand d’art juif eut appris qu’un tableau de prix dérobé à son grand-père par les nazis était peut-être dans les mains de l’une des familles les plus influentes du monde de l’art. Mais l’établir était une autre affaire. Réalisée en 1918 par l’artiste italien Amadeo Modigliani, l’œuvre est connue sous le nom d’Homme assis appuyé sur une canne. Sa valeur actuelle peut être estimée à 25 millions de dollars. Les enquêteurs l’ont pistée jusqu’à remonter à un clan de milliardaires qui a acheté le tableau à une vente aux enchères en 1996. Les avocats engagés par le petit-fils ont envoyé une lettre à la Nahmad Gallery de New York, affirmant que la peinture appartenait au petit-fils, lequel était en droit de le récupérer. Ils ont demandé une rencontre pour en discuter, mais la galerie n’a pas répondu. Le petit-fils a engagé une action en justice et, quatre ans plus tard, les avocats des deux parties continuent à se disputer le tableau. Devant les tribunaux d’Etat et fédéraux de New York, les Nahmad ont insisté sur le fait que leur famille ne possède pas le Modigliani : le véritable propriétaire serait une société offshore dénommée International Art Center, enregistrée au Panama par un modeste bureau d’avocats. Mais les Panama Papers, sur lesquels ont travaillé l’International Consortium of Investigative Journalists, le Süddeutsche Zeitung et Le Soir, montrent que cette affirmation n’est qu’un artifice juridique : la famille Nahmad contrôle l’offshore International Art Center depuis plus de vingt ans ! David Nahmad, le chef de famille, en est le seul propriétaire depuis janvier 2014. Confronté à ce document, l’avocat de David Nahmad déclare : « Qui que ce soit qui possède l’offshore est sans intérêt. » Pour cet avocat, l’enjeu est de savoir si le petit-fils peut démontrer que cette peinture spécifique a été dérobée à son grand-père. Mossack Fonseca n’a pas seulement aidé les Nahmad à créer en 1995 l’offshore International Art Center, elle a aussi fourni à ses nombreux clients les outils pour mener secrètement de grandes transactions d’importance mondiale concernant des œuvres de Van Gogh, Rembrandt, Chagall, Matisse, Basquiat et Warhol. Parmi les autres grands collectionneurs d’art qui disposent d’offshores enregistrées par Mossack Fonseca se trouvent le clan Thyssen-Bornemisza en Espagne, le magnat chinois du divertissement Wang Zhongjun, et la petite-fille de Picasso, Marina Ruiz-Picasso. En fait, les documents de Mossack Fonseca mentionnent assez d’œuvres d’art pour remplir un petit musée. L’œuvre au noir Les Nahmad ont commencé comme une dynastie bancaire de juifs séfarades basés à Alep, en Syrie. En 1948, Hillel Nahmad déménagea sa femme et ses huit enfants à Beyrouth. Trois de ses enfants – Giuseppe, David et Ezra – se sont ensuite installés à Milan et sont devenus, début des années soixante, des courtiers d’art très actifs. A la mort de Giuseppe en 2012, David devint le patriarche. Lui et son frère Ezra ont tous deux eu un fils qu’ils ont appelé Hillel (« Helly ») en souvenir du grand-père. Les quatre hommes perpétuent le commerce d’art et, selon Forbes, les deux frères pèsent 3,3 milliards de dollars. Les documents de Mossack Fonseca montrent que les Nahmad ont été très précoces dans l’« offshoring » de l’art. Giuseppe Nahmad a créé International Art Center S.A. en 1995 via la banque suisse UBS et le bureau genevois de Mossack Fonseca. Elle a peut-être existé sous une autre forme auparavant car un document Mossack Fonseca fait état de l’achat en 1989 par l’offhsore du pastel Danseuses d’Edgar Degas. International Art Center n’est pas la seule entité offshore des Nahmad ouverte auprès de Mossack Fonseca. Giuseppe Nahmad a aussi créé Swinton International Ltd., qui a été enregistrée aux îles Vierges britanniques en août 1992. [scald=882495:sdl_editor_representation] Ces entités offshores sont interconnectées, leur usage est une affaire de famille. Dès 1995, Giuseppe avait mandat sur le compte en banque ouvert auprès d’UBS au nom de l’International Art Center. David et Ezra avaient eux aussi pouvoir de signature pour ce compte. En 1995, Swinton International a autorisé David Nahmad à négocier la vente de cinq toiles en possession de l’offshore – une huile sur panneau de Picasso, les Danseuses de Degas, deux huiles sur toiles d’Henri Matisse et une huile sur toile de Raoul Dufy. Certaines peintures ont ensuite été vendues aux enchères à Sotheby’s, et présentées comme provenant d’une « collection privée ». Deux appartenaient à l’autre offshore, International Art Center. La propriété d’International Art Center était initialement constituée d’actions au porteur, ce qui rendait impossible l’identification du propriétaire. En 2001, une centaine de parts nouvelles ont été créées et attribuées à Giuseppe. En 2008, ces cent parts ont été redistribuées entre David et Ezra, et un an plus tard Ezra les a partagées avec son fils. David n’a pas suivi le même chemin. Ses relations avec son fils s’étaient tendues, et peut-être a-t-il jugé qu’il n’aurait pas fait un actionnaire acceptable. L’histoire lui a donné raison puisqu’en avril 2013, le procureur du district sud de New York a inculpé Helly pour son rôle dans un dossier présumé de paris et blanchiments – à hauteur de 100 millions de dollars – en relation avec des mafieux russes. Des écoutes téléphoniques l’ont surpris à expliquer comment le commerce familial pouvait être utilisé pour blanchir de l’argent : « - Parfois, une banque a besoin d’une justification pour un virement, non ?, dit-il en mars 2012. Nous pouvons dire : oh, il achète juste une toile. S’ils ont besoin d’une justification, vous voyez ce que je veux dire ? Il vous suffira de dire : Oh oui, j’ai acheté un dessin de Picasso ou quelque chose. » Caché pendant 38 ans Helly a plaidé coupable en novembre 2013, a purgé cinq mois de prison, essuyé une confiscation de 6,4 millions de dollars et accepté de rétrocéder les droits sur une peinture de Raoul Dufy. Mais revenons au Modigliani. Oscar Stettiner, le marchand d’art juif qui aurait été le propriétaire original de la toile, a fui Paris en 1939 avant l’arrivée des nazis, laissant derrière lui sa collection d’art. Après la chute de la capitale française, les Allemands ont saisi la collection et désigné un administrateur français qui a vendu la toile aux enchères au bénéfice des nazis. C’est ce que disent des documents judiciaires. La toile a changé plusieurs fois de mains avant qu’en octobre 1944, un officier américain achète le Modigliani dans un café pour 25.000 francs (un peu plus de 3.000 euros actuels). En 1946, Stettiner déposa plainte en France pour obtenir la récupération du tableau, annonce un document judiciaire rempli à la demande du petit-fils. Stettiner est mort deux ans plus tard, son action demeurant pendante. L’avocat des Nahmad, Richard Golub, conteste ce récit, conteste que Stettiner ait jamais possédé le tableau. [scald=882496:sdl_editor_representation] En 1958, le Modigliani est entré dans une collection privée, où il est resté caché jusqu’en 1996, lorsque l’offshore International Art Center l’a acheté à Christie’s (Londres) pour 3,2 millions de dollars. La galerie londonienne du fils d’Ezra Nahmad, Helly Nahmad Gallery, l’a exposée en 1998, de même que le Musée d’Art Moderne de Paris en 1999. Mondex Corp., société de Toronto spécialisée dans la restitution d’art pillé par les Nazis, a découvert par accident la provenance probable de l’œuvre en passant en revue les archives d’un ministère français. Mondex a dès lors aidé le petit-fils d’Oscar Stettiner, Philippe Maestracci, à entamer la bataille juridique pour récupérer la toile. L’homme assis attend Le 11 février 2015, Nehemiah Glanc, avocat des Nahmad dans le dossier Maestracci, écrivit un e-mail au mandataire genevois d’International Art Center. Glanc était officiellement l’avocat de IAC, mais il avait besoin de quelques données de bases sur la société avant de pouvoir la défendre, montrent les documents Mossack Fonseca : « Dites-moi aussi rapidement que possible qui est autorisé à signer au nom de AIC. » Si les Nahmad avaient signé les documents au titre de propriétaires de l’offshore, ils auraient sans doute perdu la protection légale que leur offrait la société. Le mandataire genevois a donc mis l’avocat Glanc en contact avec Anaïs Di Nardo Di Maio, du bureau genevois de Mossack Fonseca. Di Nardo pouvait obtenir les signatures des directeurs panaméens mis en place par Mossack Fonseca, pour autant que les clients de l’avocat Glanc paient pour cela. Ce fut accepté, et chaque document signé par un homme de paille coûta 32,1 dollars. Au fur et à mesure que le dossier progressait, une navette d’e-mails s’établit entre Glanc et Mossack Fonseca. Et chaque fois qu’International Art Center (donc les Nahmad) prenait une décision, il fallait que le directeur-tampon signe le document en leur nom pour servir l’avocat Glanc (qui travaillait pour les Nahmad). En septembre 2015, le juge de la Cour suprême de l’État de New York Eileen Bransten a rejeté le cas Maestracci. Pour elle, les plaignants n’ont pas engagé correctement leur plainte car ils ont adressé leurs courriers à la Nahmad Gallery de New York et non à l’offshore panaméenne. Deux mois plus tard, une nouvelle plainte était déposée. Et voici que sont révélés les Panama Papers… Pendant que le dossier judicaire se poursuit, le portrait peint par Modigliani, Homme assis appuyé sur une canne, est rangé dans la zone franche de Genève, en Suisse, soustrait aux regards. [scald=882494:sdl_editor_representation]

Votre compte

Héritier, galerie, offshore: la saga d’un Modigliani

Découvrez la suite, 1€ pour 1 mois (sans engagement)

Avec cette offre, profitez de :

Le fil info

0 Commentaire

Aussi en Économie

Réduire les surfaces des bureaux deviendra incontournable

Comment l’inflation a réellement influencé notre consommation

Entretien Embuild Wallonie développe une logique de partenariat avec les autorités wallonnes

La SNCB se mobilise contre les agressions en hausse envers son personnel (photo)

Détournement de 15 millions d’euros à la FN Herstal: trois administrateurs invités à démissionner

Allez au-delà de l'actualité

À la Une

Zelensky au Parlement européen: «Nous nous défendons, nous vous défendons»

Info « Le Soir » Pourquoi les plus riches profiteront plus longtemps de la retraite

Séisme en Turquie et en Syrie: le bilan s’alourdit et dépasse les 17.000 morts

Entretien Jeholet sur le départ de Crucke: «C’était intenable, Jean-Luc ne partageait plus nos projets»

Migration: le squat de Schaerbeek sera vidé la semaine prochaine

Un jeune sur trois souffre d’anxiété ou de dépression

30 années au service d’une passion : le métier d’infirmière

Des soins intensifs polyvalents et à la pointe des technologies

L’indemnité vélo pour tous les travailleurs belges dès le mois de mai

Les sections du site

Les services

Groupe Rossel