Grammaticales ou grammaticaux, ces {délices}?

Comme le Petit Poucet, cette chronique sème en chemin quelques cailloux bien utiles pour progresser dans le dédale des joyeusetés de la langue française. Pierres d’attente, donc, qui deviennent parfois pierres d’achoppement pour certains lecteurs. J’en avais glissé une, sous votre sapin de Noël, dans le billet consacré aux bouquettes, vôtes et autres crêpes, qualifiées de « délices pâtissiers ». À peine servis, lesdits délices ont titillé la vis grammatica de plusieurs d’entre vous, ce qui m’a valu cette aimable interpellation : délices n’a-t-il pas le genre féminin lorsqu’il est au pluriel ? Auriez-vous oublié la triade « amours, délices et orgues » ? Outre qu’il est réconfortant de se savoir lu avec attention, n’est-ce pas un plaisir que de se voir poser la question attendue ? Reste maintenant à y répondre, en tentant d’atteindre Byzance plutôt que Capoue. Nombre, genre et signification Plusieurs billets de cette chronique ont abordé des questions liées au genre ou au nombre de certains mots en français. Nous allons évoquer aujourd’hui des noms qu’une tradition grammaticale de naguère appelait « hétéroclites », ceux qui changent de genre en changeant de nombre. Il y a des noms qui, lorsqu’ils passent du singulier au pluriel, en viennent à désigner des réalités différentes. On distingue ainsi ciseau « outil d’acier (pour le travail du fer, du bois) » et ciseaux « instrument formé de deux lames d’acier tranchantes » ; lunette « instrument d’optique » et lunettes « paire de verres » ; le commun « le peuple » et les communs « les dépendances (d’une propriété) ; l’assise « le fondement, la base » et les assises « la juridiction criminelle ; la réunion d’un parti, d’un mouvement ». Il est aussi des noms employés avec des sens distincts selon le genre qui leur est attribué. Ainsi, carpe au masculin désigne l’ossature du poignet, tandis qu’au féminin il renvoie au poisson d’eau douce. On ne confondra pas le moule « la matrice, le modèle » et la moule « le mollusque bivalve ». Pas plus que le page et la page, le poêle et la poêle, le vase et la vase. On trouve également quelques rares noms qui cumulent changement de nombre, de genre et de signification. Tel est le cas du trio amour(s), délice(s) et orgue(s). Féminin, pluriel et poétique Commençons par orgue(s), qui nous donnera du souffle. Au singulier, ce nom est aujourd’hui masculin : l’orgue majestueux de la cathédrale ; un orgue électrique ; un orgue de Barbarie . Au pluriel, il reste au masculin lorsqu’on a affaire à plusieurs instruments : j’ai acheté deux beaux orgues portatifs. Par contre, lorsqu’il s’agit d’un seul instrument, il prend le genre féminin dans la locution figée grandes orgues : les grandes orgues de la basilique ; elle est titulaire des grandes orgues de Notre-Dame. Changeons de ton pour traiter du cas de amour(s), avec la signification générale « inclination envers d’autres êtres ». Lui aussi est d’habitude masculin au singulier : un amour de jeunesse ; filer le parfait amour . Au pluriel – mais uniquement s’il s’agit d’aventures amoureuses – il prend souvent le genre féminin : du temps de mes premières amours, vivre de folles amours . Les poètes sont friands de cet usage : que l’on songe au « vert paradis des amours enfantines » de Baudelaire ou à Rimbaud s’exclamant : « que d’amours splendides j’ai rêvées ! » Comme le précise Le bon usage (2016, § 471), un masculin pluriel est toutefois possible : « mes amours passagers » (Stendhal) ; « l’affreuse souffrance des amours trahis » (Maupassant) ; « nos beaux amours pleins de mystère » (Gide). Tout comme l’est un féminin singulier : « pour désaltérer cette amour curieuse » (Valéry) ; « ce n’était pas encore la grande amour » (Queneau) ; « l’amour, la vraie, la grande » (Anouilh). La règle « masculin au singulier, féminin au pluriel » s’applique également dans le cas de délice(s). Avec, ici encore, une distinction sémantique suivant le genre et le nombre. Au masculin singulier, délice renvoie à une jouissance vive mais délicate : converser avec elle est un délice ; ce gâteau est un pur délice . Au féminin pluriel, il s’agit de plaisirs extrêmes : goûter aux délices infinies de la lecture ; connaître les plus dévorantes délices. Force est de constater que cette différence de sens, avalisée par les lexicographes, peut s’avérer bien ténue dans de nombreux contextes. Et que l’usage du féminin pluriel est proche de celui des emplois poétiques du nom amours. Lorsque cet effet stylistique n’est pas recherché, pourquoi ne pas admettre délices au masculin pluriel, comme dans un de mes plus grands délices (où seul le masculin apparaît) ou dans les délices pâtissiers qui ont servi d’entrée (en matière) pour ce billet ? Des délices à votre goût La complexité dans l’usage contemporain de amours, délices et orgues est, comme souvent, un héritage du passé. Le bon usage (ibid.) nous rappelle que orgue(s) était préférentiellement employé au féminin au Moyen Âge et que les grammairiens ont imposé le masculin au singulier, en référence au latin organum qui est un neutre singulier. Délice(s) a vu lui aussi sa morphologie calquée sur le latin : le masculin singulier d’après le neutre singulier delicium , le féminin pluriel d’après le féminin pluriel deliciae. Dans la même « logique », amour(s) , lui aussi des deux genres et avec un féminin prédominant, s’est vu imposer le choix du genre d’après le nombre. [scald=27862888:sdl_editor_representation] La grammaire scolaire a suivi, consacrant l’association du masculin avec le singulier et celle du féminin avec le pluriel. Pourtant, mise à part la locution figée – et isolée – grandes orgues , qu’y aurait-il d’incongru à adopter un masculin pluriel pour les autres formes du trio ? Cela contribuerait à mettre un peu de cohérence dans cette joyeuse cacophonie. Mais en ce début d’année, laissons libre cours à tous les délices, et même à toutes, si votre passion vous y porte !

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