Muriel Salmona: «Ce livre fait l’effet d’une bombe»

La psychiatre Muriel Salmona se veut résolument optimiste. Le mur du silence, et avec lui tout le système qui l’entretient, se lézarde enfin. L’affaire Duhamel vous a-t-elle surprise ? Ce silence qui éclate après trente ans… Non, c’est malheureusement classique pour l’inceste : un huis clos familial qui reste sous la loi du silence pendant de très nombreuses années. En revanche, ce que j’ai tout de suite senti, c’est que ce livre allait faire l’effet d’une bombe. Et ça se confirme. On a tous les éléments pour dénoncer cette loi du silence, ce déni, cette culture du viol. La possibilité est là de pouvoir vraiment lézarder ce système. Pourquoi cette déflagration ? C’est dû au milieu qui est impliqué ? On peut le regretter mais c’est comme ça. Quand ce sont des personnes connues qui sont impliquées, cela a beaucoup plus d’impact. La voix des victimes, si longtemps niée, porte davantage quand elle dispose d’un relais médiatique. Ce qui est important aussi, c’est que Camille Kouchner se fasse le porte-voix de son frère. Cela donne d’autant plus de poids émotionnel, humain, à la démarche. Ce livre est une bombe qui explose sur tout un système dominant très ancré, où sévit une véritable propagande anti-victimaire. On découvre que l’inceste sévit partout. Y compris dans les familles les plus élitistes… L’inceste est répandu dans tous les milieux familiaux et sociaux. Cela fait partie de la culture du viol de faire croire que cela ne se passe que dans des milieux défavorisés, où les auteurs sont des délinquants caractérisés. Dans ce cas précis, non seulement les choses n’étaient pas cachées, mais elles étaient même presque légitimées sous couvert de beaux atours : la liberté, l’élitisme. Les violences sexuelles sur les enfants sont toujours commises dans le cadre d’un rapport de domination. Et quand on est dans un milieu de pouvoir, cette domination est encore plus exacerbée. Vous citez le mot liberté. Dans le cas Duhamel, on peut même parler du mot « libertaire ». C’était une famille où les normes étaient défiées, où l’on favorisait une sexualité précoce, où l’on photographiait et où l’on exposait les corps nus. Comme dans l’affaire Matzneff, le contexte post-soixante-huitard est interrogé… L’inceste existe malheureusement depuis très longtemps et continuera à exister en dehors de ce contexte très spécifique. Mais ce que l’on peut relever par rapport à cette période, c’est que les choses étaient vraiment très décomplexées. Les comportements libertaires étaient mis en scène comme un indice de supériorité, de liberté. On mettait en avant le fait de s’affranchir de toutes les règles. C’était une posture intellectuelle, artistique, une façon de se démarquer des règles de l’ancien monde. Une façon de proclamer qu’il est interdit d’interdire. D’un point de vue idéologique, c’est bien sûr une mystification totale de la philosophie révolutionnaire. C’est en réalité la hiérarchie, la domination du plus fort sur le plus faible, l’esclavagisme, l’inégalité qui est mise en avant ! Dans les années 70, on plaisantait sur l’inceste à la télé… C’est tout un système qui est en cause. Il y avait une façon de scénariser ces crimes pour en faire quelque chose d’excitant, de fascinant, sous couvert d’art et d’élitisme. Un système criminel de domination était maquillé sous le fard de l’esthétisme. Et c’était d’ailleurs ce qui était « vendu » aux enfants victimes. On leur disait : « Tu vis une expérience extraordinaire, et c’est grâce à moi ». C’était un dévoiement insensé de la notion de progrès ? On défendait l’inceste au nom du plaisir revendiqué pour l’enfant ? C’est exactement ça. Un détournement total des valeurs au nom d’un prétendu progressisme. Des gens qui avaient pignon sur rue, des artistes, des politiques, des intellectuels mettaient en scène ce qui n’était rien d’autre que des privilèges esclavagistes. Le pire c’est que cela marchait. C’était le cas aussi pour le plasticien Claude Lévêque, qui est maintenant aussi accusé de crimes pédophiles. Mais l’affaire Duhamel montre que c’est en train de se lézarder. Quand on revoit les émissions de ces années-là, le malaise est total. Le vent tourne vraiment. Depuis MeToo, il y a vraiment une déflagration. Les victimes se sentent enfin légitimes pour parler, dire, témoigner, pour vraiment dénoncer ce qu’elles ont vécu. Et surtout, elles trouvent maintenant des médias pour les entendre et des réseaux sociaux pour les relayer. Et cela fait du fracas. Ce fracas est d’autant plus fort que le silence était longtemps assourdissant… Pour Duhamel, beaucoup de personnes savaient mais n’ont rien dit. Pourquoi ? Le discours du dominant l’emporte toujours. Par lâcheté, on se range du bon côté pour rester dans le sillage de ceux qui font la pluie et le beau temps. Et puis, il faut se souvenir du mépris qui visait les défenseurs des victimes. On était moqués, ringardisés. On voit aujourd’hui que la parole porte. Comment faire pour que ce changement se concrétise ? Quelle réponse la société peut-elle apporter ? Il faut que cela devienne un enjeu prioritaire mais ce n’est hélas pas le cas. Pour l’instant, les droits des enfants restent piétinés. L’impunité est encore quasi totale pour les prédateurs. Maintenant, on commence à dire que c’est grave, mais les réponses politiques, institutionnelles restent gangrenées par une propagande ancienne. On l’oublie mais on a baigné longtemps dans un système où l’on disait que c’était la victime qui, par son comportement, fabriquait l’agresseur. Il faut qu’on protège les victimes, qu’on les écoute, qu’on les soigne à la hauteur des préjudices subis. Avoir subi des violences sexuelles dans l’enfance, c’est un problème de santé publique majeur, avec des conséquences à long terme très graves. C’est le premier facteur de risque de mourir précocement, de dépression, de conduites addictives, de troubles alimentaires, etc. Un enfant ne peut pas être consentant. Selon les enquêtes faites en Europe, une femme sur 5 et un homme sur 13 dit avoir subi des violences sexuelles dans l’enfance. Et pour moitié, ces sévices ont lieu dans le cadre familial. Mais le suivi des plaintes est effarant : trois quarts des plaintes sont classées sans suite. On va continuer à agir. Je suis profondément optimiste. On a désormais tout le monde derrière nous.

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