23 octobre 2019, François Fornieri renonce

[scald=27890227:sdl_editor_representation] Article paru dans Le Soir, le 24 octobre 2020 Nethys: pourquoi la vente d’Elicio était le «casse du siècle» L’annonce est tombée mercredi, vers 22 heures. Elle est signée François Fornieri. Ses sociétés Ardentia, « en concertation avec Nethys, ont décidé de renoncer à la reprise des sociétés Win et Elicio. Par conséquent, Nethys reste actionnaire unique de ces deux sociétés ». Le nouveau directeur général ad interim de Nethys, Renaud Witmeur, a réagi dans la foulée. « L'avenir d'Elicio et de Win, sociétés rentables et en développement, pourra ainsi être préparé dans un contexte serein et sans précipitation ». Depuis quelques jours, des négociations sont en cours entre Nethys et François Fornieri, dans la plus grande discrétion. Le but étant de trouver une issue favorable à la revente des filiales de Nethys (Win et Elicio), acquises par le groupe Ardentia de François Fornieri dans des conditions contestées. Pour Elicio, spécialisée dans l’éolien, certains ont carrément parlé d’un « véritable hold-up », ou « casse du siècle ». Toujours sous couvert d’anonymat. À cause de son prix de vente plutôt léger (deux euros) ; de la nature de l’acheteur Ardentia (société de Stéphane Moreau et François Fornieri) ; et de l’opacité qui entoure la vente (révélée par la presse alors que le deal était signé depuis quatre mois). Ce dossier a conduit le ministre de tutelle Pierre-Yves Dermagne à casser le deal, et à déposer une dénonciation pénale au parquet, notamment pour « association de malfaiteurs ». Des perquisitions ont eu lieu, vendredi dernier, chez Ardentia, Nethys et Elicio. Une enquête qui reste évidemment ouverte. Depuis un mois, Le Soir a collecté de nombreuses informations, consulté une série de documents, discuté avec différents protagonistes de ce dossier. De quoi mettre en lumière dix éléments troubles. 1 Le changement de discours Durant la commission d’enquête Publifin, Stéphane Moreau, CEO de Nethys, et Pol Heyse, directeur financier, ont été auditionnés. Sous serment. La filiale Elicio n’était pas au cœur des débats, mais elle a été abordée à quelques reprises. Lors de son audition (avril 2017), Pol Heyse assure qu’Elicio doit s’attendre dès 2020 à une « source de revenu importante » grâce à ses parcs éoliens offshore Rentel et Norther. « Les flux de l’activité vont revenir avec des dividendes dans la société Elicio et elle affichera des résultats positifs ». Il ajoute : « si la construction et le développement se passent correctement, nous aurons à ce moment-là un beau rendement de l’activité offshore ». Aujourd’hui, ces deux parcs Norther et Rentel sont construits. Toujours sous serment en commission, Stéphane Moreau se targuait, lui, de ce magnifique investissement. « Quand je réussis Norther avec mon équipe, c’est 1,2 milliard (d’investissement, NDLR) dont nous avons 50 % à nous seuls, avec un ROI (retour sur investissement, NDLR) de 12 % ». Vous lisez bien : un rendement de 12 %, garanti par un généreux régime de subsides octroyés par le Fédéral. Clairement, Elicio semblait être une affaire en or. Aujourd’hui, le ton a changé. Lorsque Le Soir rencontre 5 administrateurs de Nethys, le 16 septembre dernier, le président Pierre Meyers présente Elicio comme une société au bord de la faillite. « Elicio porte cet endettement considérable, dont une dette de 265 millions envers Nethys à laquelle il faut ajouter un crédit bancaire de 30 millions garanti par Nethys : notre risque est donc de 300 millions en cas de faillite. Elicio était valorisée à zéro mais on veut récupérer la créance pour les actionnaires publics. Si ce n’est pas bien mené, on perdra des centaines de millions ». Curieux changement de ton par rapport à la commission d’enquête, surtout que les deux parcs Norther et Rentel ont dû prendre de la valeur ces deux dernières années. Le risque a en effet diminué, à partir du moment où les subsides octroyés par le fédéral ont été bétonnés sur 19 ans, et que la construction a été menée à bien. 2 Le risque de conflit d’intérêts Derrière la société Ardentia se trouvent pour l’instant deux actionnaires : le groupe liégeois CMI/John Cockerill (26 %), et Ardentia Holding (74 %), société détenue par l’homme d’affaires liégeois François Fornieri. Rappelons que M. Fornieri est également administrateur de Nethys, la maison mère d’Elicio. L’acheteur majoritaire siège donc au CA de la société vendeuse. Cela n’est pas interdit, mais nécessite un maximum de prudence dans la façon de mener les négociations. Ajoutons à cela que Stéphane Moreau, administrateur-délégué de Nethys, devait également devenir actionnaire d’Ardentia, comme il l’a annoncé lors du CA de Nethys le 22 mai 2019, jour où la vente d’Elicio à Ardentia a été actée. Là encore, le vendeur est acheteur. D’où l’importance de faire les choses « proprement », pour éloigner tout soupçon de conflit d’intérêts. 3 Les conditions de vote L’offre d’achat d’Elicio par la société Ardentia a été formulée le 21 mai 2019. Elle n’était valable que 24 heures, jusqu’au 22 mai à 20 heures. Un CA de Nethys a dès lors été convoqué le 22 mai. Et tout s’est passé très (trop ?) vite. La vente d’Elicio ne figurait pas explicitement à l’ordre du jour. Mais l’offre d’Ardentia a été communiquée et présentée en séance, accompagnée d’une analyse stratégique du bureau McKinsey. Puis elle a été acceptée séance tenante, à l’unanimité, sans justification. Stéphane Moreau et François Fornieri ont assisté à la présentation, pas aux délibérations ni au vote. Notons que le CA de Nethys n’avait jamais parlé de CMI ou d’Ardentia lors de ses réunions précédentes. Bref, tout s’est réglé en 24 heures. La seule justification de cet empressement est la volonté de Nethys d’éviter de demander à sa maison mère Enodia un avis conforme pour valider ce deal, comme l’impose le nouveau décret gouvernance. Dans sa lecture juridique, Nethys estime que cet avis n’était pas nécessaire avant le 24 mai 2019. Ce que le ministre de tutelle conteste. 4 L’absence de conseiller L’absence d’équipe permettant d’épauler Nethys et Ardentia est très surprenante. Pour cette vente, Nethys n’a pas eu recours à une banque d’affaires, ni à un conseiller juridique. Elle n’a pas non plus consulté de conseiller fiscal, pour discuter des prêts et garanties bancaires (lire point 7). Le seul et unique consultant, c’est l’historique partenaire stratégique McKinsey, et son directeur Jacques Bughin, qui n’a pourtant pas l’habitude de multiplier toutes ces casquettes. Dans le sens inverse, les conditions dans lesquelles Ardentia achète sont tout aussi curieuses. Certes, on sait que François Fornieri et Stéphane Moreau avaient accès à l’information sur Elicio de l’intérieur, vu leur fonction dans Nethys. Mais une société de la taille de CMI aurait tout de même pu vouloir accéder à certaines données sur la santé d’Elicio. Or Ardentia n’a pas mené d’audit ni juridique, ni financier. Elle n’a pas demandé l’accès à une data room. Rien. Une offre à l’aveugle, en somme. Mais pour deux euros, on ne va pas chicaner. 5 La multitude de déçus Contrairement à ce qu’elle a fait pour la vente de VOO, Nethys n’a pas lancé de procédure de vente avec mise en concurrence pour « tester » la valeur d’Elicio sur le marché. Pourtant, depuis nos révélations sur ce deal, sept sociétés ont officiellement marqué leur intérêt pour Elicio : Eneco, STORM, DEME, Alternative Green, Ventis, VEB et la SRIW. Dans un courrier rendu public, Eneco assurait d’ailleurs que « tant le processus suivi que le prix proposé ne manquent pas de nous interpeller ». Idem pour la SRIW, qui assure que son offre sera « probablement très compétitive » par rapport à celle d’Ardentia. On semble donc se bousculer pour Elicio. Mais personne n’a été convié. Seule la candidature des Liégeois de CMI a été prise en considération. Car le rachat d’Elicio pourrait accélérer le positionnement de CMI dans le secteur du renouvelable, permettant d’augmenter son chiffre d’affaires de 100 à 200 millions par an, comme l’a expliqué McKinsey au CA de Nethys. Il est tout de même surprenant de voir que McKinsey, consultant payé par Nethys, défende les intérêts privés de CMI, qui ne sont pas forcément en ligne avec ceux des actionnaires publics de Nethys. De plus, favoriser une société uniquement parce qu’elle est liégeoise semble contraire aux règles européennes de concurrence. 6 La fausse caution académique Pour accréditer la pertinence de l’offre d’Ardentia, le président Pierre Meyers a affirmé en séance du 22 mai 2019 que le professeur de l’ULiège Damien Ernst avait marqué son accord pour entrer dans le projet. Contacté par Le Soir, le professeur Ernst dément. « Je n’ai jamais marqué un quelconque accord le 22 mai, et j’ai appris l’existence d’Ardentia à la lecture du journal Le Soir, des mois plus tard ». 7 L’hypothèse douteuse La valeur d’Elicio serait négative (-26 millions), selon le consultant McKinsey. C’est la seule estimation sur laquelle Nethys s’est basée pour vendre à deux euros. Dans un second temps, André Kilesse (ex-BDO) a été mandaté pour valider ce chiffre. Il a travaillé une seule journée sur le cas Elicio, pour conclure : « nous validons les hypothèses d’évaluation retenues par McKinsey ». Mais contrairement au rapport McKinsey, classé secret défense, le Powerpoint de Kilesse a été diffusé. Ce qui permet d’accéder aux hypothèses qui ont permis de valoriser Elicio à -26 millions. L’une de ces hypothèses surprend : le nombre d’heures durant lesquelles il y aura du vent à la mer. Ça peut prêter à sourire, mais c’est une donnée fondamentale. Prenons le cas du parc offshore Norther, dont Elicio détient 50 % (il pèserait pour plus de 60 % dans la valorisation d’Elicio, selon une source). Ce parc est déjà construit, et a une puissance totale de 370 MW. Norther a reçu la garantie de pouvoir vendre l’électricité qu’il produit à 124 euros du MWh pendant 19 ans (si les prix de marché sont inférieurs, l’Etat paye la différence). La seule inconnue pour estimer le chiffre d’affaires annuel de Norther est donc le nombre d’heures durant lesquelles il va tourner. Là, BDO écrit que le scénario des -26 millions correspond à 3.180 heures de vent. Et si on monte à 3.300 heures, Elicio vaut soudainement 66 millions. Preuve que la valeur d’Elicio est fortement liée à cette hypothèse : 100 heures de vent en plus par an augmente la valeur d’Elicio d’un petit 100 millions. Or, dans la décision de la Commission européenne (qui valide le régime de soutien à Norther), elle part du principe que le parc tournera 3.800 heures par an. Dans une étude de la Creg, on grimpe même jusqu’à 4.000 heures pour les nouveaux parcs. Bref, on est largement au-dessus des hypothèses Kilesse-BDO. « Mon slide n’est pas clair. Les chiffres du nombre d’heures de vent sont indicatifs, mais ne sont pas ceux qui ont été utilisés par McKinsey pour arriver à une valorisation de -26 millions », confesse aujourd’hui André Kilesse. Autrement dit : il ne faut pas se fier à son slide… En grattant un peu, on nous affirme que McKinsey aurait utilisé une fourchette de vent « entre 3.400 et 3.600 heures » pour Norther. On reste loin des 3.800 de la Commission européenne. Cette hypothèse, trop conservatrice, pourrait expliquer la faiblesse de la valorisation d’Elicio. Et un léger changement de ce paramètre suffirait à valoriser Elicio à plus de 100 millions, ce qui correspond mieux aux dires des acteurs du marché. Il serait bon que McKinsey s’en explique. 8 Les garanties financières Avant la vente à Ardentia, Elicio était liée financièrement au groupe Nethys de différentes façons. Primo, la filiale devait rembourser à Nethys un prêt de 265 millions, à un taux de 2,8 %. Secundo, Enodia et Nethys avaient également offert des garanties bancaires à Elicio, pour un montant de 73 millions (dont 50 à charge d’Enodia). Tant qu’Elicio faisait partie de la famille Nethys, cela restait des affaires « intra-groupes ». Mais lors de la vente à Ardentia, société privée, Elicio sort du giron. Or Nethys s’est engagée à maintenir tous ses engagements. Autrement dit, Nethys et Enodia maintiennent leurs garanties bancaires de 73 millions en faveur d’Ardentia. Il aurait pourtant été plus logique qu’Ardentia reprenne les garanties à son compte. De plus, Ardentia a négocié un étalement plus favorable pour le remboursement à Nethys de la dette de 265 millions. Cela se fera en dix annuités, entre 2024 et 2033. Sans la moindre condition imposant à Ardentia de rembourser le prêt avant de se verser des dividendes, par exemple. Le taux de remboursement est maintenu à 2,8 %, malgré le rééchelonnement et le fait qu’Ardentia ne fasse plus partie du groupe. Un taux qui semble « s’éloigner sensiblement des conditions de marché », dixit la tutelle. Surtout quand Stéphane Moreau évoque un rendement de 12 % sur Norther. « On cherche à privatiser les profits sur cette activité et à collectiviser une partie des pertes », lançait le ministre Pierre-Yves Dermagne (PS) lors de l’annulation. 9 La clause inutile « Si le consortium autour de François Fornieri devait revendre Elicio demain et faire un bénéfice sur la vente, il partagera le bénéfice avec Nethys ». Voilà ce que nous assurait Pierre Meyers il y a un mois. Cette clause existe en effet dans le deal. Et Nethys touchera 27 % de la plus-value. Mais à deux conditions. Un : que la vente ait lieu dans les trois ans. Au-delà, Nethys n’a plus droit au partage des gains. Deux : que la dette de 265 millions soit complètement remboursée au moment de la revente, dans les trois ans. Or cette dette ne commencera à être remboursée qu’à partir de la quatrième année. Il est donc peu probable, pour ne pas dire impossible, que Nethys récupère un kopeck en cas de revente d’Elicio. 10 La vente d’un câble Au printemps dernier, le câble qui permet au parc offshore Rentel (dont Elicio est actionnaire à 12,5 %) d’acheminer ses électrons vers le réseau belge a été revendu à Elia. Comme le prix d’achat de ce câble (un peu moins de 100 millions) sera répercuté dans les tarifs d’Elia, il a dû être soumis pour validation à la Creg, le régulateur belge de l’énergie. Qui a officiellement donné son feu vert en juin dernier. Or, cette rentrée de cash, parfaitement prévisible, n’a pas été prise en considération dans le calcul du prix de vente d’Elicio. Fallait-il vendre ce câble pour encaisser directement du cash ou bien le conserver pour bénéficier d’un revenu stable dans le temps ? Ici, vendre a l’avantage d’éliminer le risque, puisque l’on encaisse directement la somme actualisée des locations. Et simultanément, on diminue l’endettement. Or, l’importance de cet endettement a été mise en avant comme un élément négatif dans la valorisation de l’entreprise. Un élément supplémentaire qui laisse penser que tout a été fait pour tirer cette valorisation vers le bas, lésant ainsi les actionnaires communaux et provincial.

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