Manu Hermia, Alexandra Grimal, Markus Reuter: quand les musiciens de jazz investissent le classique

Des suites pour violoncelle, comme Bach ou Sainte-Colombe ? Manu Hermia a eu l’audace de s’y aventurer, et ça donne Fluid Suites for cello, joué par Sigrid Vandenbogaerde. Un opéra, comme Peter Eötvös ou George Benjamin ? Alexandra Grimal en a écrit un, qu’elle a qualifié d’« opéra clandestin ». C’est La vapeur au-dessus du riz, sur un livret d’Antoine Cegarra. Un quatuor à cordes, comme Beethoven, Bartok ou Schnittke ? Markus Reuter a composé son premier. Voilà Heartland, interprété par le Matangi Quartet. Et pourtant, ce sont des musiciens de jazz, au départ. [scald=27895866:sdl_editor_representation] Manu Hermia est un saxophoniste et flûtiste belge de 53 ans, très mosaïque, passionné par les musiques indienne, arabe, orientale. Jazz-rock contestataire avec Slang, coltranien avec le Manuel Hermia Trio, mondialiste avec Le Murmure de l’Orient, jazz d’aujourd’hui avec l’Orchestra Nazionale Della Luna et le trio Hermia/Ceccaldi/Darrifourcq, tourné vers les enfants avec Jazz For Kids. [scald=27895874:sdl_editor_representation] Alexandra Grimal est une chanteuse, saxophoniste, compositrice de jazz de 40 ans. Elle se produit au sein du trio Kanku, elle mène le projet Nãga, avec Marc Ducret, Nelson Veras, Benoit Delbecq et les Belges Stéphane Galland, Lynn Cassiers et Jozef Dumoulin. Elle se présente en solo avec une suite, The Monkey in the Abstract Garden. Nombre de projets interdisciplinaires avec le théâtre et la danse contemporaine. Mais elle fait aussi partie de l’Orchestre national de jazz et du tentet Can You Hear Me ? de Joëlle Léandre. Markus Reuter a 48 ans. Il est allemand. Il joue des guitares, compose, produit, dessine et améliore des instruments. Il joue seul, en groupe, avec orchestre. Des loops électroniques, du world jazz, du jazz-rock, du rock progressif, de l’art work, de l’ambient, de la pop, de l’improvisation pure. C’est un fan de Robert Fripp, le fondateur du célèbre King Crimson. Il a appris et maîtrisé le Chapman Stick puis la U8 Touch Guitar. Il en joue dans le trio Stick Men (avec Tony Levin et Pat Mastelotto, qui sont de King Crimson), dans Centrozoon avec Gary Husband, dans Tuner avec Pat Mastelotto encore, avec l’Europa String Choir. « Je suis libre » Mais qu’est-ce qui a donné à ces artistes l’envie de composer dans le champ de la musique classique ? Markus Reuter est immédiat : « Avant tout, je suis libre, je peux donc tout faire, y compris écrire dans des structures existantes. » De toute façon, il ne croit pas que son Heartland soit un quatuor à cordes à l’ancienne. « Pour moi, c’est juste de la musique, présentée en album, avec même une narration. En fait, le son que j’utilise est celui du quatuor à cordes. Je crois que je peux créer de la musique pour toutes sortes de line up et d’ensembles, et je voudrais en écrire davantage. D’ailleurs, l’année dernière, j’ai composé une pièce pour un quartet de percussions, et je suis en cours d’écriture d’une autre pièce encore pour quartet de percussions mais avec moi à la guitare. » Le travail de Markus Reuter est proche de ce qu’on a appelé le « Modern Creative » : des musiciens qui peuvent incorporer du jeu libre dans des modes structurés, ou sans structure du tout. Comme John Zorn, Bill Frisell, Steve Lacy, Cecil Taylor, Ornette Coleman. Tiens, John Zorn, Alexandra Grimal s’y réfère aussi. « Il y a maintenant pas mal d’années, j’allais lire des partitions de musique contemporaine à la bibliothèque de l’Ircam à Paris. Et j’ai découvert toutes les partitions de John Zorn de musique contemporaine. J’étais médusée ! On pouvait donc être multiple si certaines directions non prises au départ devenaient des nécessités. » « L’art total » Et c’est bien le parcours de la Française : « J’ai commencé à composer à l’âge de six ans et je crois que si je n’avais pas été une petite fille, j’aurais sans doute été compositeur. Le jazz m’a permis de rester dans une dimension d’écriture créative. Mais j’ai éprouvé la nécessité d’aller vers d’autres mondes, de me promener sur leurs lisières. La vapeur au-dessus du riz est un seuil, un lieu poreux en dehors de celui que j’avais traversé jusqu’alors. En concert, les personnages évoluaient devant une immense toile vidéo projetée de la peintre Fabienne Verdier. Plus qu’un décor, cette toile était leur milieu de vie, en perpétuelle mutation par la lumière. Une traversée. La vapeur au-dessus du riz est la première traduction de l’idéogramme du Qi, l’énergie vitale. D’où le geste créatif commun aussi avec cette peintre qui a longtemps vécu en Chine et étudié auprès des maîtres de calligraphie. » La vapeur est une commande de la scène nationale d’Orléans. C’est là que cet « opéra clandestin » a été joué et enregistré, en 2017, puis en 2019 à Paris. « J’ai travaillé et conçu la pièce avec l’auteur Antoine Cegarra sur mesure pour les interprètes, un genre de symphonie pygmée où les personnages se transforment, multiples dans leurs talents et unifiés. La chorégraphe Chiara Taviani avait créé une partition physique qui intensifiait les présences, tout le monde se déplaçait au ralenti, comme suspendu dans le temps et l’espace. Je cherchais depuis longtemps la direction de l’art total et du geste commun pluridisciplinaire. J’ai toujours beaucoup aimé Peter Brook entre de nombreux autres. La vapeur au-dessus du riz est une pierre angulaire de ma carrière, un moment de recherche passionnant pour mon langage. » Cette recherche n’est assurément pas terminée pour Alexandra Grimal. Elle a reçu de nouvelles commandes pour ensemble classique et contemporain, ce dont elle se réjouit ! Sa pièce humus pour orchestre symphonique a été créée à la Philharmonie de Paris en 2020 et a servi de pièce imposée au concours La Maestra de cheffes d’orchestre. Et elle travaille actuellement comme chanteuse à une installation sonore et visuelle, The monkey in the abstract garden, en collaboration avec une vidéaste, un paysagiste et un musicien électronique. Rajazz au violoncelle « Il y a quelques années, Sigrid Vandenbogaerde a demandé à plusieurs de ses amis compositeurs d’écrire pour elle, afin de compiler la matière de ce qui fut son premier album solo, Gift, sorti chez Homerecords, raconte Manu Hermia. J’avais écrit la première Fluid Suite à cette occasion, et ce à partir de ma théorie des rajazz, histoire de voir ce que cela donnait comme résultat dans un autre style que le jazz. Le rajazz est un système multimodal développé à l’époque de mon album du même nom, enregistré en quartet chez Igloo, et inspiré par ce que j’ai appris des ragas en Inde, mais adapté à un univers occidental, où on module. Suite à ça, avec Sigrid, on a eu envie de continuer, et j’ai écrit une seconde Fluid Suite deux ans plus tard. » Sigrid Vandenbogaerde les a jouées à l’Arsonic à Mons, il y a deux ans. Et le chef et compositeur Jean-Paul Dessy a proposé de les programmer au Festival du violoncelle à l’Arsonic au printemps 2020. Et a demandé à Manu Hermia d’écrire une troisième suite pour Sigrid. « Mais il nous a aussi offert de nous prêter gracieusement l’Arsonic pendant trois jours pour venir les enregistrer, avec pour but de sortir l’album à la Semaine du Violoncelle. C’était une offre généreuse, qui m’a d’ailleurs fait un bien fou, et qui m’a aussi donné confiance pour continuer et porter ce projet jusqu’au bout. » Le problème, c’est que la Semaine du Violoncelle avait lieu pendant la première vague covid. Elle a été annulée. L’album est donc sorti pour Solid-Ars, une édition solidaire et en ligne du festival Ars Musica, à l’automne 2020. Ecoutez en tout cas ces trois albums : ils vous vont vous secouer et vous étonner. C’est ça aussi le pouvoir de la musique : changer ses habitudes.

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