«Nous devons devenir les sommeliers du cinéma»

Premier multiplex à avoir vu le jour en Europe, Kinepolis se déploie aujourd’hui dans neuf pays et 111 cinémas (dont onze en Belgique) sur deux continents. Le patron du groupe, Eddy Duquenne, répond à nos questions alors que la pandémie chamboule le secteur. Quelles sont les conséquences de la crise du covid pour Kinepolis ? Le problème principal du covid est le manque de perspectives. Selon nos calculs, nous perdons 5,8 millions d’euros de free cash-flow par mois à partir du moment où toutes nos salles sont fermées. C’est le scénario du pire. Mais financièrement, nous sommes solides. Nous pouvons survivre en restant complètement fermés jusqu’à septembre 2021. A cette crise s’ajoute la révolution numérique de grands studios comme Disney, qui ont décidé de miser sur le streaming… C’est une évolution qui était déjà en marche avec Netflix. Des entreprises comme Disney ont voulu se lancer dans ce modèle d’abonnement en ligne. Ce que Disney, ainsi que Warner avec HBO Max, veulent, c’est un maximum d’abonnés à leur service de streaming. D’où la décision de sortir Mulan ou WW1984 en streaming. Mais je ne suis pas convaincu que le streaming soit en compétition avec le cinéma. Il l’est plutôt avec la télévision linéaire. Mulan ne risque-t-il pas de faire un précédent ? Mulan est un cas particulier. Disney a dû fermer ses parcs d’attractions et a eu besoin de générer du cash. Ce qui est vrai, c’est qu’il y a une réduction des fenêtres d’exploitation d’un film (le temps entre lequel un film est disponible au cinéma et sur petit écran, NDLR). En vérité, elles se réduisent depuis trente ans. A mes débuts à Kinepolis, il y a treize ans, on était autour de quatre mois et avant le confinement, c’était trois mois. On parle aujourd’hui de les réduire encore à trois semaines… En même temps, en 2019, 55 % des revenus d’un film étaient générés au cinéma. La question qui sous-tend le streaming est : peut-on monétiser un film de cette façon ? Moi, je suis convaincu que l’impact sur le cinéma sera limité. Cela ne vous inquiète donc pas de voir WW1984 disponible directement sur HBO Max ? Ah si, ça m’inquiète ! Parce qu’un film que tout le monde veut voir, si vous l’offrez en VOD, ça va nous impacter. Que demandez-vous aux studios ? Je demande une période d’exclusivité. Si les studios nous demandent de payer pour une fenêtre d’exclusivité de plusieurs semaines, alors, on veut cette fenêtre. Si on ne doit pas payer autant, on peut discuter d’autres modèles. On est prêts à projeter des films Netflix avec une exclusivité de deux ou trois semaines. D’ailleurs, on a un accord avec Netflix pour l’avenir. Mais clairement, ce modèle a moins de valeur pour nous. Et il a moins de valeur pour les studios qui risquent de perdre leur source de revenus la plus importante. Quelle réponse apportera Kinepolis pour pousser les gens à revenir au cinéma ? On va devoir proposer plus de films, mais de manière plus ciblée. On doit prendre le spectateur par la main et lui recommander des films à titre personnel. Comment faire ? Par les données. La raison pour laquelle on préfère que les gens achètent leur billet en ligne, ce n’est pas seulement parce que c’est bon marché, c’est aussi parce qu’on arrive à vous identifier : quand vous venez, avec qui, pour quel genre de film. On va passer d’une programmation passive à une programmation active. Je prends un exemple. A Gand, il y a beaucoup de gens d’origine turque. Il faut leur proposer des blockbusters turcs qui les toucheront et qu’ils ne verront pas ailleurs. On doit parvenir à vous connaître si bien qu’on vous surprendra avec notre programmation. Nous devons devenir les sommeliers du cinéma. C’est quelque chose sur lequel on travaille déjà. Et pas qu’au niveau du cinéma… C’est-à-dire ? Moi, je suis fan de concerts pop. Regarder un concert sur un écran géant avec le son de nos salles, c’est une expérience incroyable. Aujourd’hui, on fait 1 % des ventes de tickets avec de l’opéra (mais 2 % du box-office parce que les prix sont plus élevés). On sait qu’il y a un intérêt pour les concerts pop. C’est un filon à creuser. On doit être plus créatifs au niveau des contenus et travailler sur l’expérience qu’on offre. Comme des films en version IMAX ou 4DX (technologie qui associe les mouvements des sièges à des effets sensoriels en synchronisation avec les actions du film à l’écran, NDLR) ? Oui, il y a une demande, mais encore une fois pour un public particulier. La question à se poser est quel public est intéressé par la 4DX ? Et pour quel film la 4DX peut-elle ajouter quelque chose à l’expérience ? Aujourd’hui, chez les jeunes, le contenu n’a plus de valeur. Ils ont accès à tout sur leur ordinateur ! Ce qui a de la valeur, c’est l’expérience. Peut-on envisager voir des séries télé au cinéma ? Je pense que ça a un potentiel énorme. La demande est là. On est en discussion avec Netflix là-dessus. Le sport ? Oui, mais c’est difficile, parce que ces marchés ne sont pas organisés au niveau juridique. Le cinéma de demain sera-t-il plus événementiel ? Oui, je n’exclus pas que dans vingt ans, les clients viendront peut-être moins au cinéma, mais paieront beaucoup plus pour une plus grande expérience. Regardez Tomorrowland. Pourquoi le client est-il prêt à payer pour cela ? Pour l’expérience, l’ambiance, l’émotion. Un stratège de Disney a dit un jour que si on vous prend par le cerveau, c’est bien, mais si on vous prend par le cœur, c’est gagné. Vous êtes donc confiant pour l’avenir des salles ? Lorsque la télé et le câble sont arrivés dans les foyers, tout le monde disait au fondateur de Kinepolis : « Vous êtes fous, le cinéma, c’est fini ! » On nous a dit la même chose avec les vidéothèques, les DVD et Netflix. Je constate que 2019 a été une année record pour le secteur et notamment pour Kinepolis. Mais c’est vrai aussi qu’il va falloir s’adapter au nouveau monde.

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