Philippe Besson: «Je ne vole que dans le réel»

C’est 24 heures de la vie d’une femme. Une femme qui est mère de famille et qui voit son dernier enfant, Théo, quitter le cocon familial, le jour de son départ pour l’université. Cela peut-il se vivre autrement que comme un déchirement quand, à 50 ans, il faut redonner du sens à une vie consacrée depuis des années à ses enfants, depuis le berceau ? Philippe Besson s’immisce aux côtés d’Anne-Marie et traduit avec beaucoup de justesse les remous de son âme et sa perte de repères. L’auteur d’Arrête avec tes mensonges relève le défi de « penser maman » aussi bien qu’une maman. Votre personnage de maman paraît comme téléguidée dans ses réactions par quelque chose de plus fort qu’elle. Oui, mais je précise que je ne prétends pas avoir une réponse de sociologue sur ce sujet, toutes les mères ne réagiraient pas comme elle. Comme romancier, je crois quand même mettre le doigt sur une situation assez courante. Au fond, l’amour, l’inquiétude, la culpabilité, la peur sont consubstantiels à la maternité. Même heureuse en mariage, elle serait confrontée à la même réalité : un sentiment de perte, d’abandon, d’inutilité. Pourquoi cette histoire vient-elle maintenant ? Pourquoi maintenant, je n’en sais rien, mais je sais d’où ça vient. Chaque écrivain porte une besace de souvenirs, une sorte de mémoire affective, de traumatismes anciens, d’incidents anciens. C’est cela qu’on convoque quand on se met à sa table d’écriture. Et puis, après trois livres d’essence très autobiographique, je voulais revenir au roman « pur », au sens d’investir un personnage différent de moi. En partant du point de vue de la mère, je pouvais rentrer dans sa psyché et ça touche à ce que j’aime faire en littérature. J’ai commencé à écrire pour vivre d’autres vies que la mienne, pour éprouver d’autres sensations. Comment fait-on pour « penser maman » ? Les écrivains sont des voleurs. On pique des choses autour de nous. On regarde, on écoute, on sent, on ressent puis quand on a trouvé, on prend. Après, c’est la magie ineffable de l’écriture. Il y a une part d’inexplicable. Ce personnage qui est étranger à moi, c’est comme si je le comprenais de manière intime dans ses mécanismes, ses automatismes. Personnellement, je peux voir à quoi elle ressemble. Elle existe par elle-même en quelque sorte. Qu’en a pensé votre mère ? Sa façon de m’en parler est la métaphore parfaite de nos relations, c’est-à-dire qu’elle m’en a parlé dans les sanglots et ceux-ci ont remplacé la conversation. On n’en a pas parlé, on s’est contentés de pleurer. Se comprendre sans les mots, c’est une affaire de famille ? C’est pas typique à la famille, mais elle est souvent le lieu d’un silence sur les sentiments. On ne s’est jamais dit « je t’aime » avec mon père. Il considérait qu’il fallait nous endurcir, que le monde n’est pas fait pour ceux qui expriment des sentiments, mais pour ceux qui les dominent. Je pense que je suis devenu écrivain pour faire un sort à ce silence sur les sentiments. En amour aussi, on trouve des subterfuges. Offrir un bouquet est plus facile que de dire son amour. De manière générale, je me méfie des déclamations et des déclarations ostentatoires. On dit davantage par le murmure que par le cri. Au moment du départ du fils, Théo, le rapport au temps de sa maman se retrouve soudain bouleversé. Comme maman, elle est amenée à mettre le temps entre parenthèses, à consacrer tellement d’énergie et d’attention à ses enfants que le temps file, parce qu’il est saturé. Puis, à 50 ans, elle se rend compte que le temps est « passé si vite », comme elle le dit. C’est un abîme qui s’ouvre sous ses pieds. Le désarroi est là : dans la prise de conscience qu’un nouveau temps s’ouvre devant elle, qu’il va falloir remplir. C’est vertigineux, parce qu’on chemine alors au milieu de deux gouffres. C’est peut-être ça, la vie… L’attitude du père dans cette histoire est proche de la résignation, comme s’il se retrouvait lui-même materné. Au fond, je pense qu’il vit la même dévastation, la même dislocation. Simplement, il le tait, il s’oblige à ne pas parler. Mais la fin du livre témoigne qu’il avait tout compris et qu’il sait ce qu’il faut faire. La plus belle déclaration d’amour du livre, n’est-ce n’est pas lui qui l’a fait ? En tout cas, je voulais qu’il la sauve, qu’il soit là pour lui dire « la vie continue ». J’ai emprunté cette idée à Anouilh dans Antigone, qui dit que la vie est une chose simple autour de laquelle on finit par se réunir. Patrick, le père, est là pour la ramener à la raison, dans le monde réel, alors qu’elle sombrait dans la déraison. Quels sont les textes qui, au cours de cette année de confinement, ont accompagné l’écriture du livre ? Il y a beaucoup de livres qui m’ont marqué, comme Histoire de la nuit de Laurent Mauvignier, un livre virtuose, angoissant, glaçant, ça raconte formidablement une réalité sociale. J’ai aussi lu des classiques que je n’avais pas lus. Mais on ne peut pas dire que ça nourrit l’écriture. Ça remplit le temps, mais ne nourrit pas. Je lis pour ressentir, pour avoir l’émotion, pour éprouver, pas pour nourrir mon écriture. Je ne vole finalement que dans le réel. Je ne donne pas une fonction aux livres, ils ne sont pas « utiles ». Il n’y en a qu’un dont je sais qu’il influence mon écriture parce que je m’en suis beaucoup imprégné, c’est L’Amant, de Marguerite Duras. J’entends la scansion, le rythme des phrases et il me poursuit tellement que j’arrive à en voir les scories dans mes livres. [scald=27926404:sdl_editor_representation]

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