Pédaler pour ne pas tomber: le cyclisme pro a tracé sa route à travers la pandémie

La menace était encore diffuse, l’ennemi semblait alors lointain, peu ou prou semblable à ce SARS-Cov 1 qui avait enlevé la vie à quelques milliers de personnes au début du siècle, en Asie essentiellement. En Chine, le GP de F1 ou la Super League venaient certes d’être reportés sine die mais dans le golfe Persique, nul ne pouvait encore imaginer, pas même les infectiologues les plus anxieux, que cette vague virale ressemblerait bien vite à une lame de fond, emportant tout sur son passage. Dès lors, lorsque les employés du Crowne Plaza d’Abu Dhabi tambourinent aux portes des chambres, dans la nuit du 27 au 28 février 2020, les coureurs du Tour des Emirats sont brutalement tirés de leurs songes réparateurs, ils s’apprêtent à plonger dans un long cauchemar. Vers 4 heures du matin, branle-bas de combat, des tests de dépistage sont pratiqués dans le lobby, la rumeur de deux cas positifs au sein du peloton enfle comme une montgolfière dans le désert. En pleine nuit, les organisateurs de l’épreuve WorldTour publient un communiqué décrétant, sur-le-champ, la fin de la course, le Britannique Adam Yates étant déclaré vainqueur alors que deux étapes devaient encore être disputées. Sans le savoir, le peloton met pied à terre pour de longs mois (seules quelques épreuves européennes et un Paris-Nice raboté auront encore lieu début mars, dans un contexte sanitaire pourtant inquiétant), le monde du sport est sens dessus dessous, la planète tout entière retient son souffle, incrédule face à une pandémie qui déboule plus vite que Cavendish dans ses meilleures années. Dans les Emirats, plusieurs coureurs et membres des staffs (français notamment, car les équipes Cofidis et Groupama-FDJ font partie des teams logeant au même étage que les cas positifs) expérimentent le confinement, test de patience dans quelques mètres carrés, avec écrans digitaux et plateaux repas pour seuls compagnons d’infortune. « On sentait que quelque chose de grave était en train de se nouer mais sans précision », admettra plus tard le Nordiste Cédric Vasseur, manager de l’équipe Cofidis et ancien chroniqueur télé de la RTBF. « Dans l’incertitude, on a même songé à un souci d’ordre diplomatique… » Alors que les Sud-Américains Fernando Gaviria et Maximilian Richeze (Team UAE) seront hospitalisés (durant quatre semaines pour le Colombien), les « cas contacts » seront à l’isolement durant une dizaine de jours, avant de rentrer en Europe. Une quarantaine stressante, voire traumatisante, même si cette disposition sanitaire est aujourd’hui entrée dans les habitudes des sportifs pros. Face à un ennemi invisible et insidieux, les organisateurs du Tour des Emirats ont agi et réagi comme il se devait, avec les infos lacunaires dont ils disposaient à l’époque. Un an plus tard, le virus est toujours caché du vent, dans le peloton. Lorsque les tests PCR s’enflamment, l’équipe Alpecin-Felix de Mathieu van der Poel prend ses dispositions, sans affolement. On change les billets d’avion pour la plupart des membres du team, seuls les équipiers belges Gianni Vermeersch et Jonas Rickaert sont isolés sur place. Et la caravane passe, dans un désert où les chiens errants aboient. Le monde a pourtant changé. Le présent : le peloton avance dans une bulle sanitaire quasi hermétique Se réinventer, verbe conjugué à tous les temps, décliné à tous les modes ces derniers mois. Se réinventer, la belle affaire… Comment permettre à un peloton de 180 athlètes suant sang et eau en plein effort de poursuivre sa route, alors qu’un danger invisible menace, que la planète du sport s’arrête de tourner. Le défi est immense, comme un Tourmalet qui se dresse sous les roues d’un sprinter. Mais avec énormément de résilience et de créativité, le cyclisme va pourtant le relever. Puisqu’on chute si on arrête de pédaler, le vélo choisit d’avancer dès le 1er août, date symbolique et cathartique. Si la discipline est aujourd’hui montrée en exemple, si le cyclisme professionnel a pu vivre et survivre là où tant d’autres sports ont été figés dans un dangereux surplace, c’est d’abord parce qu’il a exprimé une solidarité étonnante, dans ce petit monde habituellement égoïste et très concurrentiel. Très vite, dans le printemps de son confinement, le vélo a ainsi compris qu’une union sacrée était nécessaire pour sauvegarder la plus grande course de l’année, qui est aussi et surtout son point d’équilibre économique : le Tour de France. Le spectre d’une annulation pure et simple faisait frissonner l’échine des managers d’équipes, l’exposition médiatique de la Grande Boucle conditionnant tout le reste. C’est ce postulat qui a conduit les organisateurs des autres épreuves de longue haleine (Giro et Vuelta) à repousser vers l’automne voire à écourter leur épreuve respective, qui a convaincu l’UCI de totalement réaménager un calendrier de compétitions sans égal. Songez, le Tour de Lombardie le jour de l’Assomption, une Primavera au cœur de l’été, des classiques ardennaises précédant leurs petites sœurs flandriennes, l’épilogue du Tour des Flandres sous une lumière automnale… Un tifosi n’y aurait pas retrouvé son campionissimo mais la petite Reine, elle, a tracé sa route, en accrochant une lanterne d’espoir à son guidon. En une quinzaine de semaines, la plupart des grands rendez-vous ont ainsi pu être refixés (21/36), et honorés par des champions qui, fourmis dans les mollets, ont souvent proposé des moments d’une folle intensité. Mais le challenge était aussi, et surtout, d’ordre sanitaire. Garantir qu’une épreuve de trois semaines aille à son terme relevait pour beaucoup de l’utopie, alors que le taux d’incidence de la maladie était au plus haut. Dans les équipes pros, plusieurs médecins ont ainsi planché sur des protocoles stricts, soumis à l’aval de la Commission médicale de l’UCI. « Il était d’abord impératif que le peloton présente une charge virale minimale » résume l’un des concepteurs de la formule, le médecin liégeois Michel Cerfontaine (Cofidis). Prévenir la transmission mais les masques, le respect de la distanciation sociale qu’on préconise dans la vie de tous les jours sont évidemment inapplicables dans un peloton ! « La transmission par gouttelettes, pour des athlètes qui expulsent en moyenne 150 litres d’air par minute, qui toussent, en plein effort… il est impossible de l’empêcher. On peut par contre agir en limitant la transmission par gouttelettes infectées, nuance déterminante. » Comment ? En créant la « bulle peloton ». Une fois l’autorisation d’y entrer validée par les tests PCR, tous les gestes barrières et précautions hygiéniques doivent évidemment être respectés. En prévoyant des « bulles équipes » de huit coureurs, avec charge virale faible ou nulle, on obtient un peloton sain. CQFD. La formule, décriée par certains scientifiques, n’a pas tardé à faire ses preuves. Si le Giro a souffert de quelques défections en cours de route (retrait des équipes Jumbo-Visma et Mitchelton), le Tour (qui a seulement été privé de son patron, Christian Prudhomme, durant huit jours) et la Vuelta (juste quelques cas dans les staffs et la Guarda Civil) ont largué le virus en cours de route. Sans cluster. Le vélo pro a démontré qu’il était possible de continuer à travailler quand les mesures sont rigoureusement respectées. Un constat diablement utile pour d’autres sports, pour d’autres secteurs de notre vie en société. L’avenir : « Impossible de fermer la parenthèse » Selon la formule populaire, « il y aura un avant et un après », le monde du sport comme tous les autres pans de la société devra retrouver un nouveau point d’équilibre, rompu depuis l’immixtion du virus dans notre quotidien. Que restera-t-il de tout cela ? « Je ne pense pas qu’il sera possible de refermer la parenthèse, d’isoler cette séquence de manière hermétique puis de reprendre nos vies comme avant… » A 66 ans, Patrick Lefevere est très attentif à une santé qui lui a parfois joué de mauvais tours, par le passé. Le grand manitou de l’équipe Deceuninck – Quick-Step est actuellement aux Émirats, pour suivre jusqu’à vendredi le parcours d’un groupe qui a connu la victoire ce mercredi, grâce au sprint de Sam Bennett. « Dans le Golfe, les mesures sanitaires sont exemplaires, très strictes. C’est un peu stressant mais pas mal de pays devraient sans doute s’en inspirer… » Sourire entendu, alors que les vaccins chinois et russes sont visiblement disponibles en large quantité dans les Émirats. « Jusqu’à une large vaccination de notre population, le paradigme avec lequel nous devons composer en Europe, singulièrement dans le peloton cycliste, ne changera pas fondamentalement. J’espère qu’en vue de l’été, on pourra reprendre une vie plus aérée, avec plus de tolérance. Jusque-là, ce sera le statu quo. » Des groupuscules vivant en vase clos, des courses à huis clos, des émotions intériorisées, sans partage. « Au niveau sanitaire, les équipes cyclistes étaient déjà très rigoureuses, le gel hydroalcoolique faisait partie de notre fonctionnement quotidien depuis plus de trois ans, dans les bus, les chambres d’hôtel, les cuisines… Nous sommes allés un à deux crans plus loin, on ne reviendra pas en arrière. » Pas à ce niveau, du moins. « J’ai lu que José De Cauwer (NDLR : ancien directeur sportif et coach national, analyste sur la VRT) racontait cette anecdote remontant au Nieuwsblad 2020. Il se préservait déjà des poignées de mains habituelles, les gens se demandaient pourquoi et le prenaient pour un fou… » Les prochaines classiques flandriennes (à commencer par l’Omloop, dès samedi) seront, toutes, disputées à huis clos. Sans public dans les monts pavés, sans fans au pied des bus, sans invités VIP sous les immenses tentes où flotte généralement un fort parfum de houblon. Il est fort probable que les courses ardennaises répondront aux mêmes standards, après un Paris-Nice et un programme italien aseptisés, pas le choix. « Le cyclisme à huis clos est totalement contre-nature » estime Patrick Lefevere. « C’est comme un steak-frites sans sel ni poivre. J’espère que ce partage humain sera à nouveau possible dès l’été… » Derrière un sport pro « qui s’est réinventé » se dissimule toutefois une réalité inquiétante : la fragilisation des bases. Salaires de la classe moyenne du vélo en baisse, annulations en pagaille de « petites courses » et surtout, d’épreuves pour jeunes, raréfaction de partenaires eux aussi frappés de plein fouet par la crise, distance plus prononcée entre les jeunes et la pratique du cyclisme… Le risque de coup de fringale est réel. Les grands moments des 12 derniers mois 27 février. Le Tour des Emirats est stoppé par le Conseil des sports d’Abu Dhabi, alors qu’il reste deux étapes à disputer. Le virus s’est glissé dans le peloton, trois équipes (Gazprom, Cofidis et Groupama-FDJ) resteront de longues journées confinées au Crowne Plaza d’Abou Dhabi, avant de pouvoir rentrer chez elles. Mars. Toutes les courses sont annulées par l’UCI, sauf Paris-Nice. La « course au soleil » s’élance dans un climat tendu, ASO met en place une formule de sas permettant de garder le public à distance, aux départs et arrivées. L’épreuve, que plusieurs équipes quittent avant terme, se terminera finalement au sommet du col de la Colmiane, l’ultime étape étant annulée pour éviter l’afflux de spectateurs à Nice. Le samedi 14 mars, l’Allemand Max Schachmann est officiellement le dernier lauréat d’une épreuve pré-Covid. Le monde du cyclisme est mis sous cloche. D’avril à juillet. Le calendrier est gelé par la pandémie, au plus fort du premier confinement. 5 mai. L’UCI publie un nouveau calendrier, certaines épreuves sont postposées, d’autres sont purement et simplement annulées. Cette reprogrammation est une première lueur dans la nuit d’incertitude. 1er août. La première course « post-Covid » a lieu en Toscane, Wout van Aert remporte les Strade Bianche. La classique tracée dans les vignes du Chianti ouvre une campagne de courses d’un jour qui sera d’une folle densité, d’une incroyable intensité dramatique aussi. 28 août. Jamais le Tour de France n’avait été programmé aussi tardivement mais peu importe, la plus grande épreuve de la planète a lieu, au crépuscule de l’été, elle reliera Paris presque comme si de rien n’était, le 20 septembre, couronnant le Slovène Tadej Pogacar après un chrono à couper le souffle dans La Planche des Belles Filles. 24 septembre. Les Mondiaux sur route ont lieu à Imola, site de repli déniché par l’UCI trois semaines seulement avant l’événement ! Impossible en effet de les organiser comme prévu à Aigle et Martigny, le Conseil fédéral suisse interdisant tout rassemblement de plus de 1000 personnes suite au rebond de la pandémie. Alaphilippe, van Aert, Ganna… seront les grands bonshommes des quatre jours sous l’arc-en-ciel. 4 octobre. Le Giro s’élance de Sicile, il chevauche partiellement une Vuelta qui est volontairement raccourcie à 18 étapes. Le 25 octobre à Milan, Tao Geogheghan se pare de rose, alors que le peloton du Tour d’Espagne est déjà à pied d’œuvre depuis près d’une semaine. Le 8 novembre, Primoz Roglic rejoint Madrid en rouge, adoucissant ainsi sa déception du Tour. 21 octobre : la semi-classique Bruges-La Panne est remportée par Yves Lampaert, le rideau tombe sur une saison d’une densité sans précédent. Trois jours plus tôt. Mathieu van der Poel avait devancé Wout van Aert au bout d’un sprint au cordeau, pour remporter le Ronde. Image qui symbolise la beauté, l’âpreté d’une saison sans égale. Janvier 2021. Tour Down Under, Great Ocean Road Race, Tours de Colombie, de San Juan, d’Oman… Les premières épreuves de l’année sont annulées ou différées, entre quarantaine trop lourde à gérer et situation sanitaire instable. Fin janvier 2021. Grand Premio Valencia (Lorenzo Menzin) et GP La Marseillaise (Aurélien Paret-Peintre) sont les premières courses disputées sur le sol européen, espace de préparation dont la plupart des équipes ne se sont pas éloignées, par prudence. 21 février. L’UAE Tour (Emirats) ouvre le calendrier WorldTour, Mathieu van der Poel remporte la première étape. Le lendemain, deux cas positifs sont recensés au sein de son équipe Alpecin-Fenix. La rengaine est connue, elle ne suscite aujourd’hui plus le même émoi : mise en quarantaine des cas positifs ou de contact, renvoi à la maison du reste de l’équipe, poursuite de la compétition pour un peloton sous surveillance sanitaire constante.

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