David Van Reybrouck au «Soir»: «Nous sommes en train de coloniser le futur»

C’est un David Van Reybrouck épuisé par la promotion de son nouveau livre, Revolusi, sur l’indépendance indonésienne, qui passe le pas de la porte pour se prêter à l’interview. Pourtant, très vite, son visage reprend des couleurs quand il s’agit de raconter son nouveau combat : le climat. Après s’être penché de nombreuses années sur le passé, notamment à travers son best-seller, Congo, une histoire , l’intellectuel flamand a décidé de se tourner vers le futur. Plus question non plus d’écrire des livres. Désormais, son bâton de pèlerin battra le pavé à côté de ceux qui marchent pour le climat. Lui qui n’a pas d’enfants pourrait se dire : « Après moi, le déluge. » Mais c’est tout le contraire qui anime le quadragénaire : ce déluge, il compte bien le regarder en face et aider à l’endiguer. « J’ai déjà eu tellement de reconnaissance pour mon travail littéraire que le temps est venu de donner plutôt que de prendre », médite l’archéologue, historien de la culture et écrivain. « Je n’ai pas choisi ma vie, c’est la vie qui a choisi. Il y a dix ans, quand on a fait le G1000, je pensais que ce serait un projet de quelques mois, mais ça devient un projet pluriannuel qui va peut-être devenir le projet le plus important de ma vie », sourit celui dont un autre livre, Contre les élections, a été traduit en vingt langues. [scald=27944804:sdl_editor_representation] On vous connaît surtout pour vos travaux sur le renouveau démocratique ou l’histoire du Congo. Aujourd’hui, vous vous attaquez au climat. Pourquoi ? On n’a pas le choix. Ce n’est pas une question de volonté personnelle mais un engagement provoqué par l’urgence extrême et le défi colossal qui nous attend. Ce qui est bizarre, ce n’est pas que je choisisse de consacrer mon énergie à ce thème mais qu’on soit si peu à le faire. Y a-t-il un déclic dans votre histoire personnelle ? J’ai grandi dans une famille qui élevait des moutons et faisait de l’agriculture bio dans les années 70 déjà. Mon grand-père était ouvrier et musicien amateur, qui allait jouer pour des malades ou en prison. On ne se met pas à l’écart du monde dans lequel on vit, ce sont les valeurs avec lesquelles on m’a éduqué. Je suis fier d’avoir terminé mon deuxième livre sur l’histoire coloniale, cette fois-ci hollando-indonésienne, mais je n’ai plus envie de regarder en arrière, une guerre nous attend. Et pas dans une dizaine d’années : demain. Pourquoi « une guerre » ? Parce que les défis actuels font basculer l’ordre du monde. On va vers un changement intense de notre manière de vivre. Si on est malin, on pourrait améliorer notre qualité de vie, mais ce sera « une guerre » si nous ne faisons rien. Le réchauffement climatique est déjà un fait. Je viens de voir les images du premier pétrolier qui traverse la banquise par le passage nord-ouest en hiver. Les images sont là et sont peut-être aussi importantes que celles du petit robot qu’on a envoyé sur Mars. Avec l’âge que nous avons, nous verrons disparaître le pôle Nord – on prédit la disparition de la glace arctique pour 2035. [scald=27944807:sdl_editor_representation] L’autre lien évident avec vos travaux précédents, c’est l’idée de colonisation. Vous avez d’ailleurs déclaré : nous colonisons le futur. C’est certain, le colonialisme continue. Nous colonisons la nature d’abord. N’oublions pas que le covid est lié à la pénétration humaine dans les derniers habitats naturels. Mais nous colonisons aussi le futur. Si le colonialisme du passé a été une conquête de continents inconnus de l’Occident, là, on est en train de conquérir les siècles à venir. On rend les générations futures esclaves en leur imposant les conséquences de nos choix. Et c’est très conscient. On pense que ce n’est pas si grave, qu’on va trouver des solutions ou qu’on a encore le temps, mais non, on n’a plus le temps et il n’y a pas de solution. Vous avez étudié des expériences coloniales. Des leçons à en tirer pour le climat ? Les protestations des générations futures vont se tourner contre nous, leurs colons, mais nous ne serons plus là. Je suis en train de lire The Good Ancestor (Le bon ancêtre, NDLR) de Roman Krznaric. Comment peut-on être un bon ancêtre aujourd’hui ? J’aime sa métaphore. C’est une tradition des Indiens iroquois : quand ils doivent trancher une décision importante, certains représentent des générations précédentes, d’autres des générations à venir. Le philosophe et économiste Philippe Van Parijs propose depuis longtemps que les parents aient deux votes : un pour eux et un pour leurs enfants. Notre système démocratique actuel est myope et vise toujours le court terme à cause d’échéances électorales à quatre ou cinq ans. Comment modeler une démocratie qui pense à long terme ? Le coronavirus est-il un signal ? C’est une répétition générale à très petite échelle de ce qui nous attend. Mais on a appris énormément de choses. Nos politiques pensaient qu’on ne pouvait pas vendre des mesures difficiles aux citoyens. Pourtant, des mesures draconiennes et désagréables ont été imposées et acceptées. [scald=27944803:sdl_editor_representation] Mais l’écologie est plus abstraite… Oui, mais on parle ici de mesures agréables. Sauf si une majorité de Belges aime bien être dans les bouchons ou avoir des maladies pulmonaires à cause de la pollution. J’ai lu un article scientifique de Didier Caluwaerts (chercheur de la VUB) qui a interrogé des centaines de participants pour savoir s’ils seraient prêts à prendre des mesures dont les bénéfices ne se feraient sentir que dans quarante ans. Après délibération, ils ont répondu oui. Pourtant, avec la taxe kilométrique à Bruxelles, on voit que les politiques sont les premiers à torpiller une mesure, estimant que leurs électeurs ne sont pas prêts. Ils sous-estiment leurs électeurs ou pensent qu’ils sont des clients plutôt que des citoyens. C’est lié à un système où les élections sont devenues cruciales. Je n’ai rien contre les élections, mais il faudrait faire quelque chose à côté d’elles. Je suis content de voir que le parlement bruxellois fait confiance à ses citoyens et va se lancer dans un débat sur la 5G avec un panel mixte de 45 citoyens tirés au sort et quinze parlementaires. C’est aussi ce qu’il s’est passé récemment en France : un G150 qui a proposé 149 mesures qu’Emmanuel Macron avait promis de reprendre sans filtre. Sauf que la plupart des mesures ont été abandonnées. Ce n’est pas la Convention citoyenne pour le climat qui a accouché d’une souris. C’est plutôt le mécanisme politique. Les recommandations de ces 150 citoyens ont été remarquables. Pour la première fois, on ne parle plus de mesurettes mais d’une vraie politique intégrée. Le panel citoyen, c’est un muscle qui fonctionne très bien. Ce qui manque, ce sont les tendons qui le lient au squelette étatique. [scald=27944808:sdl_editor_representation] Quels tendons ? Le premier tendon, c’est la question que les pouvoirs publics posent au citoyen. Le deuxième, c’est ce qu’on fait après les recommandations. On dessine un cadre de panel correct (tirage au sort, experts, facilitation, etc.) en oubliant la dernière partie de cette architecture : ce qu’on va faire avec les recommandations. À la fin du processus, les citoyens rentrent chez eux, le rapport est donné aux politiques et plus rien ne se passe. L’Europe, bonne élève ? C’est la seule entité de poids qui trace une trajectoire. Heureusement qu’il y a l’Europe, qu’Ursula Von der Leyen a lancé le Green Deal, le projet le plus ambitieux que l’Europe ait connu. Pour faire bouger le gouvernement belge, il faut de la pression d’en haut (c’est l’Europe), de la pression latérale (venant des tribunaux) et de la pression d’en bas, des citoyens. Seules ces trois actions combinées peuvent contrer l’immobilité de la politique belge. [scald=27944806:sdl_editor_representation] Un nouvel obstacle ne vient-il pas du complotisme ? C’est vrai que le complotisme est en train de grandir. Il témoigne d’une méfiance importante vis-à-vis des pouvoirs : les médias, les experts, les politiques, les intellectuels. Mais ne le traitons pas avec mépris. Cette tendance, que je trouve bien malheureuse, est logique dans un système qui exclut de plus en plus les gens. Nous vivons dans une démocratie de diplômés où les universitaires ont plus de pouvoir que le reste de la société alors qu’ils sont en minorité. Les inégalités ont augmenté énormément avec des écarts salariaux incroyables. Qu’est-ce qui pourrait être fait ? C’est un travail de longue durée. Quand des citoyens participent à un processus délibératif, ils trouvent de bonnes solutions mais ils en sortent aussi transformés. Ils deviennent les ambassadeurs d’un débat rationnel et respectueux. Il faut multiplier ces panels. On a vu des assemblées citoyennes sur le climat dans plusieurs pays mais, à chaque fois, on répète les mêmes erreurs. On fait une seule assemblée, de manière très ponctuelle, qui dure six mois, pour traiter un grand nombre de thématiques : l’habitat, la mobilité, les déchets. C’est trop ! Il faudrait une assemblée citoyenne pour le climat, chaque année, pour traiter quelques grandes questions par année. [scald=27944805:sdl_editor_representation]

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