Les hommes malades de Tristesses

C ette histoire est entièrement vraie » proclame d’emblée la mention apparaissant sur le grand écran qui surplombe une des petites maisons de l’île de Tristesses. Et on sait déjà qu’il va falloir se méfier. Dans l’obscurité finissante d’un petit matin morne, deux hommes sortent lentement d’une maison. À la lueur du maigre éclairage public, ils s’installent derrière leurs instruments et créent en quelques notes une ambiance où le temps semble s’étirer sans fin. Dans une des maisons du village, une petite famille joue au Trivial Pursuit. Étrange idée à 7 h du matin mais sur cette île désertée depuis la fermeture des abattoirs qui la faisaient vivre, les derniers habitants s’occupent comme ils peuvent. Ce pourrait être ennuyeux, chaleureux ou simplement banal. C’est très vite hilarant et glaçant à la fois. Le père (formidable Jean-Benoît Ugeux) se comporte en dictateur de bas étage, houspillant ses filles et vitupérant contre sa femme parce que celle-ci ne peut citer le nom du restaurant sous-marin de Bob l’éponge… Furieux, il va frapper chez les voisins, saccage leurs plantations parce qu’ils refusent d’ouvrir et finit par découvrir l’autre voisine, pendue au drapeau du Danemark à une dizaine de mètres de haut… Ça part fort ! [scald=911304:sdl_editor_representation] Un monde clos sans avenir Avec Tristesses, Anne-Cécile Vandalem nous entraîne une fois encore dans un univers où l’humour le dispute à l’étrange, où le surnaturel semble banal et où le réalisme apparent ne cache jamais que tout ce que nous voyons est fabriqué. Au sujet de cette nouvelle création, on pourrait évoquer une ambiance à la Twin Peaks ou à la Top of the Lake, ces séries où le temps s’étire et où le suspense insidieux installe une tension qui nous scotche à l’écran. Ou ce cinéma nordique influencé par le Dogma de Lars von Trier. À la différence près qu’ici, tout se déroule en direct. Sous nos yeux lorsque les choses se passent sur la petite place et sur grand écran lorsque les gens rentrent chez eux pour se retrouver en famille, chuchoter à propos de lourds secrets ou cacher leur insondable tristesse. Car cette île, avec son nom improbable, est comme une métaphore d’une société malade où chacun se débat pour ne pas sombrer. [scald=911305:sdl_editor_representation] L’arrivée de la fille de la défunte va faire craquer tous les vernis. Celle-ci est la patronne d’un grand parti populiste (la metteuse en scène campe elle-même le personnage avec une morgue glaçante) débarquant avec l’aura de la femme de pouvoir aux solutions radicales face à ces gens simples et paumés qui ne savent comment réagir. Elle vient récupérer le corps de sa mère mais aussi s’emparer des anciens abattoirs pour les transformer en studio de cinéma destiné à servir sa conquête du pouvoir. Une distribution formidable Difficile d’en dire plus sans dévoiler une intrigue aux nombreux rebondissements. On se contentera donc de signaler qu’ici les fantômes hantent la mémoire des survivants faisant (littéralement) entendre leurs voix en permanence, entre la très touchante soprano Françoise Vanhecke et les deux musiciens zombies Vincent Cahay et Pierre Kissling. La lâcheté semble le trait de caractère le mieux partagé chez les hommes, du père de famille (et maire du village) ignoble mais vraie carpette devant les puissants au pasteur campé par un Vincent Lécuyer formidable de mollesse et de turpitudes cachées. Les femmes se partagent les quelques velléités de révolte : pleurs incessants pour la mère de famille (Anne Pascale Clairembourg à la fois bouleversante et drôle) et coups de gueule pour la femme du Pasteur, une Catherine Mestoussis passant en un clin d’œil d’une humeur à une autre. Un peu à l’écart de ce tout petit monde, Bernard Marbaix habite magnifiquement le personnage du vieil homme cynique, mari de la morte, père de la politicienne et véritable fossoyeur de l’île. Quand aux deux gamines qui pourraient représenter l’espoir mais dont le destin tragique sera honteusement récupéré à des fins politiques, elles sont magistralement interprétées par Epona et Séléné Guillaume. Et on se réjouit de les découvrir rigolardes et pleines de vie à la sortie du spectacle tant elles rendent leurs personnages d’ados sans avenir crédibles de bout en bout. Jusqu’au 16 avril au Théâtre de Liège, du 19 au 23 avril au Théâtre national. (www.theatrenational.be)

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