Fracture numérique: «Quasi 40% de la population en situation de vulnérabilité»

On peut le dire à maints égards le confinement est un grand laboratoire. C’est le cas notamment en matière d’usages numériques. Le dernier numéro de Sociétés en changement, réalisé conjointement par les sociologues Périne Brotcorne et Patricia Vendramin (Centre interdisciplinaire de recherche Travail, État et Société), s’est penché sur la question de la transition numérique et du risque d’exclusion qu’elle pouvait induire. Leurs conclusions font apparaître sous les statistiques des réalités complexes et donnent à penser que la transition numérique ne peut, en aucun cas, faire l’économie de préoccupations liées à l’inclusion sociale. Le confinement préfigure-t-il les risques liés à une société progressivement versée au tout-numérique ? Périne Brotcorne La question des inégalités numériques n’est pas neuve. Elle est apparue dès les années 2000. Et cela fait une dizaine d’années que nous y travaillons. Cette période a été marquée par une évolution vers une digitalisation par défaut que le confinement est venu en quelque sorte accélérer en mettant en lumière une série de difficultés dont on aurait pu croire, pour certaines du moins, qu’elles étaient résolues. Je pense en particulier aux difficultés liées à l’accès aux technologies numériques. Les statistiques semblent indiquer que la part des personnes non connectées est fort réduite. Mais avec le basculement complet vers des services en ligne, on s’est aperçu que le problème touchait un nombre bien plus grand de personnes et qu’il englobe des aspects moins visibles comme celui de la qualité de la connexion ou des conditions dans lesquelles on peut aller sur internet… Le confinement a rendu visible tout cela mais aussi au-delà la question des compétences numériques. Avec un pourcentage, tiré du baromètre de l’inclusion numérique, qui montre bien que les situations de vulnérabilité numérique ne touchent pas que les publics considérés comme à risques : quasi 40 % de la population, toutes catégories sociales confondues, sont en situation de vulnérabilité numérique (8 % de non-utilisateurs et 32 % de personnes qui estiment avoir des compétences numériques faibles). [scald=27961471:sdl_editor_representation] Précisément, quelles sont les différentes réalités derrière ce qu’on appelle communément la fracture numérique ? Patricia Vendramin Il y a trois registres. Il y a d’abord la fracture numérique du premier degré. Cela vise l’accès au matériel, à une connexion à large bande… Certains ménages peuvent compter sur des smartphones, des ordinateurs portables individuels, de bonnes connexions, des abonnements à haut débit. Certains étudiants en revanche ont démarré le confinement avec un smartphone seulement… La fracture numérique au second degré, c’est la capacité de naviguer dans un univers numérique, de comprendre l’hypertexte, le déroulement des menus… Cela vise des compétences qu’il faut constamment réactualiser, a fortiori si on ne les utilise plus pendant un certain moment. Ce second niveau concerne aussi des personnes avec de bons niveaux de diplômes ou bien dotées culturellement. La facture numérique du troisième degré touche à la capacité de tirer profit de ses usages numériques. On peut ainsi très bien dans un parcours de vie être en situation où ce qu’on sait faire est suffisant pour les besoins que l’on a et puis perdre son emploi, devoir en chercher un et basculer dans une situation de précarité numérique parce qu’on doit d’abord comprendre comment faire pour faire des démarches en ligne. P.B. Le confinement a révélé qu’à partir du moment où tout bascule en ligne, les alternatives physiques disparaissent, il y a obligation de passer par le numérique pour pouvoir avoir accès à une série d’activités de la vie sociale. Ce qui peut créer une série de difficultés d’accès à des droits sociaux qui sont fondamentaux. Dans quelle mesure peut-on aujourd’hui associer fragilités numériques et exclusion de certains droits sociaux ? Le confinement ne sera-t-il à cet égard qu’une parenthèse ? P.V. Je pense que deux scénarios sont possibles et non exclusifs. Soit on se dit après ce confinement qu’on a tout de même expérimenté des choses positives et qu’il faut les retenir. Soit on se dit que la mise en lumière des difficultés dans l’accès à la santé, à l’enseignement, à l’emploi, dans une série de droits va donner un coup d’accélérateur à toute cette réflexion sur une société numérique plus inclusive. Depuis une quinzaine d’années, beaucoup de progrès ont été faits vers cet objectif d’inclusion pour des personnes qui ont des déficiences visuelles ou manuelles mais pas pour celles qui ont des difficultés sociales ou culturelles. Et à ce niveau, il faut désormais pouvoir penser l’inclusion dès la conception des services en ligne. Par exemple, certaines personnes ont besoin d’aide pour gérer leur déclaration d’impôt, leurs comptes bancaires. Se faire aider par quelqu’un signifie aujourd’hui lui donner une vue très large sur votre situation personnelle. Réfléchir à l’inclusion en amont doit pouvoir permettre de mettre des filtres et de limiter la visibilité. P.B. Je pense en effet que deux scénarios sont possibles. Du côté des éléments positifs, on voit par exemple désormais des intentions politiques pour faire évoluer les choses. A cet égard, on peut saluer le plan d’appropriation numérique apparu au niveau de la Région bruxelloise qui tente notamment de faire prendre conscience aux fournisseurs d’accès aux services numériques l’importance d’être plus inclusifs. [scald=27961472:sdl_editor_representation] Faut-il passer par la loi pour maintenir le caractère physique de certains services ? P.B. J’y serais favorable mais il faudrait étudier plus profondément la question, en tout cas en ce qui concerne les services publics. Je sais qu’au niveau fédéral, il y a des discussions pour faire de la connexion à haut débit un droit universel. Au-delà, c’est vrai que maintenir des services de proximité de qualité égale aux services en ligne est très important. Aujourd’hui, beaucoup de ceux-ci ont disparu dans des zones plus rurales. P.V. Et j’ajouterais : sans discrimination. Car les tarifs sont aujourd’hui parfois moins chers en ligne. C’est le cas pour certains services bancaires notamment.

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