Clémentine Mélois au «Soir»: «Mon travail, c’est faire dévier le regard»

Ecrivaine, artiste plasticienne, membre de l’Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle), chroniqueuse à la radio et dans des revues, performeuse, photographe, professeure. Elle est tout ça, Clémentine Mélois. Mais surtout, elle nous fait rire. Ses jeux sur les situations, les événements, les mots, l’actualité, les images agitent nos zygomatiques puis, tout de suite après, nos neurones. Parce que ce rire nous pousse soudain à voir le monde autrement, à travers le regard détourné et détonant que Clémentine Mélois pose sur les choses et les gens. Dans Cent titres, elle jouait sur l’esthétique des couvertures et les titres des livres. Utilisant le détournement d’images, les anagrammes, les contrepèteries, les permutations, bref tous les jeux de mots et les clins d’œil, elle donnait une autre lecture de ces classiques. Genre Légume des jours de Boris Viande, Père et Gay de Léon Tolstoï, Koh-Lanta de Stevenson, La chasse au Snack de Lewis Scarole, Julie Lescaut de l’abbé Prévost. Dans Bon pour un jour de légèreté, elle nous faisait voir une autre réalité au temps du coronavirus, parfois mordante, parfois tendre, toujours signifiante. Le paquet de chewing-gum au goût chloroquine, la couverture du Fleuve noir Angoisse Confiné avec mon beau-frère signé par Jean Némard, le chaland en scaphandre au magasin, Et voilà Les six fonctions du langage , où Clémentine Mélois, toujours avec la même ironie et la même pertinence, utilise des romans-photos aux couleurs un peu passées, remplace les paroles des personnages et leur donne, du coup, une autre dimension, farfelue, truculente, renversante. Les amoureux parlent sémantique ou meubles en kit, les associés discutent de gantelet d’infinité et d’anéantisseur ultime, une femme souffre d’allergie au « statut sémantique non conventionnel des énoncés », un couple se lamente des euphémismes, genre « individus en situation de précarité dans le territoire urbain »… Chaque fois, Clémentine Mélois touche, avec humour et profondeur, au centre la cible de nos habitudes, de nos indifférences, de notre (in)humanité. Vous voulez faire dévier le regard de votre lecteur. Pour le pousser à trouver du sens derrière le non-sens ? « Faire dévier le regard », c’est une façon très juste de définir mon travail. Quelle que soit la forme par laquelle je matérialise mes idées (images, objets ou textes), je cherche avant tout à partager ma façon de ressentir le monde. Pour moi, rien ne va de soi, tout me surprend. Les éléments du quotidien, nos habitudes, nos manies ou nos tics m’intéressent particulièrement, parce que, sans être spectaculaire, cela dit beaucoup de notre humanité commune, de ce que nous sommes. Je reprends à mon compte ce que suggérait Georges Perec dans son texte l’infra-ordinaire, lorsqu’il parlait d’« interroger nos petites cuillères ». Dans « Dehors, la tempête », vous montriez que la littérature fait partie de votre vie. Mais vous le faites de manière souvent biaisée, par exemple en parlant de la consommation d’alcool de Maigret. C’est pour la désacraliser ? Dehors, la tempête est une évocation de l’expérience à la fois universelle et intime de la lecture, à travers le récit de mon propre imaginaire de lectrice. Je voulais écrire un livre dans lequel chaque lecteur se reconnaisse, se dise « oh, moi aussi j’ai cette manie ! moi aussi j’ai pensé à ça ! ». Lorsqu’on lit, l’esprit dérive, digresse, s’égare parfois. On se pose des questions absurdes, on se souvient. Ces pensées peuvent sembler dérisoires (comme s’inquiéter du taux d’alcoolémie du commissaire Maigret), mais c’est aussi elles qui font le sel de la lecture. Et la littérature fait partie de la vie des grands lecteurs, de façon très simple. Nul besoin de la sacraliser. Vous détournez maintenant le roman-photo. Quelle est votre démarche ? J’avais envie de raconter des histoires offrant prétexte à passer en revue différents niveaux et registres de langage, pour m’en amuser autant que pour les questionner. Le roman-photo me semblait la forme idéale. Il repose exclusivement sur les dialogues et les interactions entre différents personnages, tout en mettant en scène de façon caricaturale des situations archétypales : passions, désirs et vicissitudes de la vie quotidienne. Et puis quel bonheur de placer dans la bouche d’un employé de bureau encravaté une phrase telle que « Monsieur Fifi, on a un souci avec la fontaine à câlins » ! Vous êtes une spécialiste du pas de côté pour faire voir d’un regard neuf. C’est nécessaire dans la vie, aujourd’hui encore plus que précédemment ? Le détournement est pour moi une façon de faire un pas de côté. C’est ainsi que j’appréhende l’existence, que je vois les choses. Je mets en image et en mots ce que j’ai dans la tête. Je ne sais pas si le pas de côté est plus nécessaire en ce moment, puisqu’il m’est naturel depuis toujours. Mais je suis certaine en revanche que nous avons plus que jamais besoin d’un peu de légèreté. Votre démarche, artistique autant que littéraire, suppose, il me semble, la complicité du lecteur, du spectateur. Est-ce primordial pour vous ? Sans cette complicité, votre art pourrait-il agir ? Cette complicité est l’essence même de mon travail. Comme disait Marcel Duchamp (et la citation est devenue culte), « ce sont les regardeurs qui font les tableaux ». Je cherche à créer un lien de complicité avec le lecteur ou le regardeur. Je mélange et bouscule les références communes, crée des rapprochements insolites, anachroniques et le plus souvent amusés. La reconnaissance des clins d’œil suscite un sourire de connivence. Il y a toujours plusieurs niveaux de lecture dans ce que je fais, à la manière d’un millefeuille. On peut se contenter de sourire de ce que je propose, cela me va très bien. Mais d’aucuns saisiront aussi les intentions, références ou sources de questionnement implicites, parfois cachés. C’est alors un second plaisir, une gourmandise de découvreur. J’ajouterai que cette « esthétique de la réception » est particulièrement présente dans la démarche des membres de l’Oulipo, groupe littéraire auquel j’appartiens. [scald=27964640:sdl_editor_representation]

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